Un érudit professeur nous explique comment une grande œuvre a été dénaturée; un poète déambule dans les rues ou dans sa vie et partage ses réflexions : voilà le programme de cette chronique.

Il arrive, on le sait, en particulier quand beaucoup de temps a passé, qu’une grande œuvre, théorique ou même littéraire, se prête à de multiples interprétations, parfois même concurrentes.

Mais ce que Thierry C. Pauchant, professeur aux HEC, montre à propos de l’œuvre du grand économiste et philosophe Adam Smith (1723-1790) dans Manipulés est qu’on est plutôt ici devant un cas de falsification souvent intéressée et manipulatrice de ses idées. La leçon mérite d’être entendue et méditée compte tenu de l’immense influence de Smith sur le monde, ou plutôt des idées qu’on lui a attribuées, surtout depuis quelques décennies.

La métaphore de la main invisible, qui donne son titre au livre, apparaît bien, très brièvement, dans La richesse des nations (1776) de Smith. Mais on est loin de ce que lui feront dire, en de nombreuses interprétations plus que douteuses, quelques influentes écoles d’économie.

Pauchant revient aux textes originaux, les relit attentivement et les contextualise. On découvre alors que cette métaphore de la main invisible n’avait chez Smith rien d’un dogme et avait une valeur pédagogique.

Surtout, on apprend que Smith n’est en aucun cas un défenseur d’une vision des choses hélas répandue et qui se réclame parfois de lui, vision selon laquelle l’économie serait en quelque sorte le début et la fin de la question sociale, politique, voire de la question humaine tout entière. Smith était un penseur bien plus subtil et profond que ce que ces falsifications ont pu laisser entendre, et pensait plutôt comme indissociables l’éthique et l’économie et avec elles le politique.

On découvre encore dans ce livre un Smith soucieux de perspective historique et dont l’œuvre préfigure des percées théoriques importantes, notamment en économie du développement, dans cette approche des capabilités développée par le grand économiste Amartya Sen, ou encore dans l’éthique de la complexité.

Le livre se termine sur un vibrant appel à l’éducation inspiré de Smith. Pauchant écrit, avec raison : « La science économique est, dans de nombreux cas, enseignée comme séparée des autres sciences et fortement mathématisée. Cette fragmentation et cette abstraction sont elles-mêmes accentuées par l’accent démesuré mis sur les mécanismes du marché, du profit et du prix, enseignées comme une doctrine. […] il nous faut arrêter d’enseigner cette doctrine dans nos écoles et nos universités. » En fait, suggère l’auteur, c’est tout notre système d’éducation qui devrait, à l’instar de Smith et des Lumières, se méfier des dogmatismes, des manipulations et de toutes les formes d’endoctrinement.

Voilà donc une lecture extrêmement riche et vivifiante, qui nous parle d’un auteur dont on a envie de dire qu’il est à la fois célèbre et méconnu. Elle a en outre pour elle de nous être proposée en des pages qui sont à la fois claires, pédagogiques et extrêmement instructives.

Promenades poétiques
Le temps présent, le deuxième livre que je vous propose, lui aussi très intéressant, est bien différent. Son auteur, Maxime Catellier, nous convie à des promenades durant lesquelles il partage ses réflexions, procédant par thèmes et associations libres d’idées, mais sans oublier de convier à se joindre à lui (et à nous…) de nombreux auteurs qui l’ont marqué. Le résultat est une sorte de point de vue subjectif et poétique sur le temps présent et sur le passage du temps d’un amoureux des mots.

Je suggère que le mieux, pour faire saisir le contenu et l’attrait de ce beau livre, est de nous attarder à quelques-unes de ses pages.

Le chapitre intitulé « Les mains libres » s’ouvre sur une évocation du boulevard Arthur-Buies, dans le Rimouski natal de l’auteur, puis de la mer qu’on aperçoit là-bas, de la beauté des paysages qu’enfant, l’auteur ne voit pas. Et enfin, des livres qu’il découvre et dévore à la bibliothèque, en toute liberté, puisqu’en matière de culture, précise-t-il, il aime avoir, justement, les mains libres.

La réflexion passe ensuite tout doucement au temps qui passe, à la nostalgie, à l’écriture et à ses insuffisances, que Platon, nous rappelle finement Catellier, méditait déjà, et que Derrida, plus récemment, a médités à son tour.

Mais tout cela coexiste néanmoins avec la possibilité, pour un écrivain, de critiquer son temps et de s’y engager : c’est bien entendu Buies qui servira alors d’exemple.

Catellier se demande ensuite « quels sont les lieux où peut s’exercer aujourd’hui une parole critique qui puisse être entendue dans le vacarme général, autrement qu’en prêtant l’oreille aux voix parallèles qui hantent les coulisses du spectacle ».

Il suggère qu’une réponse peut bien se trouver dans la chanson, à tout le moins dans une chanson de grande qualité. Catellier se penche alors sur le cas de Bob Dylan et sur la toute récente attribution du prix Nobel de littérature au barde américain. Il déplore que le milieu littéraire ait « majoritairement décrié cette attribution en raison de la piètre valeur de textes que personne ou presque n’avait lus ». Et de rappeler la présence des écrits de Bob Dylan dans le monde savant anglophone, où ils sont étudiés et recensés dans des anthologies, avant de se livrer à son tour à quelques belles analyses de textes.

Entre rappel du présent, nostalgie du temps passé et espérances pour l’avenir, ponctués de poésie, de littérature et de chanson, voici un essai profondément original et personnel, qui fait à la fois rêver et réfléchir.

Je laisse à Catellier le mot de la fin : « Je continue à espérer des jours meilleurs qui serviront d’exemples aux mauvais qui, immanquablement, reviendront nous hanter comme les fantômes d’un présent sans avenir. Ce n’est pas la grâce, mais le sort que je nous souhaite. »

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