Le moment unipolaire

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Il y a une quinzaine d'années, un commentateur américain éduqué au Canada, Charles Krauthammer, publiait un article retentissant. Dans The Unipolar Moment, il affirmait que la chute de l'Union soviétique annonçait l'émergence d'un monde unipolaire, c'est-à-dire une ère où les États-Unis dominent complètement et où la multipolarité n'existe pas. Le temps de l'hégémonie américaine est arrivé, et les Américains doivent apprendre à l'assumer sans pudeur. L'article fut reçu avec scepticisme, mais, au fil des ans, force est de reconnaître son caractère prémonitoire. À la veille de la guerre contre l'Irak en 2003, les États-Unis ont effectivement accédé à un niveau de puissance sans pareil dans l'histoire de l'humanité. Une nouvelle Rome est née. Pourra-t-elle se maintenir ?

De la république à l’empire

Peter Bender, historien allemand et spécialiste de la politique étrangère romaine, s’est livré à un redoutable exercice de comparaison entre la Rome impériale et les États-Unis d’aujourd’hui. Le résultat est un livre magnifique et troublant sur les deux grandes puissances aux trajectoires parallèles et combien similaires. En effet, «il aura fallu des qualités et des circonstances bien extraordinaires pour qu’une petite ville du centre de l’Italie se rende maîtresse de tout le monde antique et que treize colonies britanniques sur la façade orientale du continent nord-américain deviennent la plus grande puissance du monde», écrit-il. Rome naquit république et mourut empire. Au départ, des citoyens égaux et intégrés vivent au sein d’une communauté politique dont le fonctionnement assure à tous une voix au chapitre. Rome n’ambitionne rien, craint les aventures extérieures. La turbulence du monde, le désir de sécurité, la convoitise des ressources changent la donne. Rome passe à l’offensive, chaque fois pour mieux assurer sa défense et, chaque fois, s’empêtrant un peu plus dans les affaires des autres. L’empire apparaît sans pour autant se révéler. Ainsi, les valeurs de la république sont constamment invoquées, le premier empereur assure n’être que le premier des citoyens. Il n’en est rien. À l’intérieur, le fardeau de l’empire transforme le système politique au point où tous les pouvoirs sont finalement concentrés aux mains d’un homme. À l’extérieur, les Romains étouffent dans l’œuf toute menace, fût-elle encore loin à l’horizon. La guerre préventive n’est pas née à Washington.

L’empire romain avait une prétention à l’universalité tout en sachant où son monde s’arrêtait. La frontière fut tracée, et Rome tira les leçons de l’expérience impériale : un déploiement sans limites mène à l’hyperextension. Cela lui a réussi. Rome a exercé un attrait considérable et laissé un important héritage juridique, politique et culturel. L’empire d’Occident a duré sept siècles, celui d’Orient douze.

La fragilité des États-Unis

Rome ne voulait pas de l’empire, les États-Unis rechignent à en devenir un. Du moins, c’est ce que l’on dit à la Maison-Blanche. Ghassan Salamé, ancien ministre libanais et conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, maintenant professeur de relations internationales à Paris, n’en est pas si certain. L’auteur retrace l’histoire des États-Unis depuis la déclaration d’indépendance et analyse l’imposante littérature américaine de la dernière décennie, pour conclure à la volonté de l’Amérique d’épouser plus ouvertement un projet néo-impérial qui la taraude depuis un moment. Salamé n’a rien d’un anti-américain. Son argumentaire est subtil et d’une exceptionnelle richesse. D’où son intérêt et sa résonance. Dès leur fondation, les États-Unis n’ont jamais aspiré à étendre leur domination, sinon sur les terres à l’ouest des treize colonies. Ils se sont révoltés contre le système colonial britannique comme les Romains avaient secoué le joug du roi étrusque Tarquin. Ils ont refusé toute alliance, tant avec l’Angleterre qu’avec les grandes nations d’Europe continentale ou d’Asie. Pourtant, l’idéologie même qui fonde la nation américaine appelle à entrer sur la scène du monde. L’Amérique construit une société dont la nature doit être un exemple. Woodrow Wilson en 1917 la projette sur la scène internationale et parle de bâtir un monde plus sûr pour la démocratie. Il faudra attendre quelques années pour voir les États-Unis acquérir une énorme influence, d’abord comme superpuissance en 1945 puis, comme hyperpuissance en 1991.

Le projet néo-impérial a pris consistance à ce moment-là. Puisque l’Amérique a contribué à démocratiser l’Europe de l’Ouest, puis à vaincre l’empire soviétique et à l’entraîner dans son camp, la porte est ouverte à la propagation de la démocratie et de la liberté dans le reste du monde. La «guerre au terrorisme» va accélérer cette croisade, soutient Salamé. À la surface, cela n’a rien de répugnant, mais les véritables objectifs restent cachés. L’Amérique veut établir son hégémonie économique, politique et militaire, ce qui ne veut pas dire conquérir des territoires, administrer des populations, assimiler des élites, extraire des revenus pour financer la domination, toutes caractéristiques d’un empire. «Dans cette acception, décrit Salamé, l’Amérique n’est pas un empire, mais émet de nombreux signes indiquant qu’elle pourrait en devenir un.» Les centaines de bases à l’étranger, l’invasion de l’Irak, la manipulation des alliances, la soumission du Sénat et la concentration des pouvoirs à la Maison-Blanche semblent montrer la voie à une logique d’empire. Salamé demeure cependant prudent quant au succès du projet néo-impérial. Cinq raisons expliquent son scepticisme : les limites de la puissance militaire ; les moyens matériels et financiers disponibles ; la prédisposition des Américains à voir leur pays assumer un tel projet ; l’impossibilité de refaçonner le monde à eux seuls ; enfin, un projet moins bien pensé que son ambition ne l’exigerait et, du coup, fragile dès sa naissance.

Selon l’historien français Jean-Baptiste Duroselle, tout empire périra. Reste à voir si les États-Unis sont un empire et si cet empire sombrera. Il est encore trop tôt pour le dire, écrit Bender. «En tant que puissance mondiale unique, les États-Unis n’existent que depuis une quinzaine d’années. L’Amérique a encore son histoire devant elle. Elle n’en est qu’au début d’un chemin dont nul ne connaît les détours ou le terme, ne sachant même s’il continuera sur une courbe ascendante ou s’il entrera lentement en déclin», souligne l’auteur. Le moment unipolaire va-t-il s’éterniser ?

Bibliographie :
L’Amérique nouvelle Rome. L’Engrenage de la puissance, Peter Bender, Buchet-Chastel, 379 p., 44,95 $
Quand l’Amérique refait le monde, Ghassan Salamé, Fayard, 568 p., 44,95 $

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