La Raison du plus fort

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Commençons par un cliché : le monde a changé depuis le 11 septembre 2001. C'est à la fois absolument vrai et totalement faux : le monde n'a pas changé. L'Europe maintient son intégration, les extrémistes israéliens et palestiniens bloquent le processus de paix ; l'Amérique latine poursuit péniblement sa recherche de la démocratie et du développement, des islamistes occidentalisés veulent détruire l'Occident, la Chine réinvente le capitalisme primaire, la Russie périclite dans la déliquescence et l'Afrique continue de mourir.

En fait, ce sont les États-Unis qui ont changé. Blessé dans son orgueil, le pays le plus puissant de l’Histoire a décidé de ne plus jamais être humilié. Paranoïa collective, information propagande, techniques de désinformation, mobilisation patriotique, unanimisme : la plus grande puissance militaire du monde est devenue un lion rugissant. Après l’Afghanistan et l’Irak, pourquoi pas l’Iran et la Corée du Nord, la Syrie ou quelque autre état dont Washington dira qu’il menace la sécurité américaine ?

Or, soyons francs et admettons la réalité. Puisque les intérêts américains sont partout, leur sécurité est menacée partout. La défense de la sécurité américaine justifie donc l’exercice de la force partout. C’est ainsi que le monde a changé. Nous sommes dorénavant sous menace américaine permanente. Je ne fais pas de l’antiaméricanisme, je constate les faits. Rien ne peut dorénavant résister à la volonté américaine de régir le monde. Le dernier conflit entre l’Europe et les États-Unis sur la guerre en Irak est la plus récente illustration de cette nouvelle donne. Les Américains ne jouent plus : ils agissent alors que l’Europe préfère discuter, tergiverser, dialoguer et pourquoi pas rêver.

Nouvel ordre mondial… américain

C’est en termes différents, plus nuancés et plus diplomatiques, la thèse que défend Robert Kagan dans son livre La Puissance et la faiblesse : Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial. Il faut absolument lire ce livre pour comprendre à quel fossé de compréhension et de culture politiques le monde en entier est confronté. Cependant, d’un homme de Yale et Harvard, membre influent de la Carnegie Fondation for International Peace, conseiller au département d’État, collaborateur du Washington Post, on aurait attendu plus de vision, une attitude plus critique, et surtout une culture politique qui transcende les appartenances nationales.

Cet essai en a trompé plusieurs qui y ont vu une remarquable analyse. En voici globalement les paramètres. Les Européens ont, après tant de guerres meurtrières, accompli un miracle : les ennemis ancestraux se sont réconciliés. Les Français et les Allemands en particulier ont jeté les bases de l’union européenne dans l’espoir que plus jamais la guerre ne surviendra. Ils ont accompli ce miracle en privilégiant le commerce, puis le dialogue, puis enfin la convergence politique. Ils pensent que cette solution peut s’appliquer au monde. Militairement faibles, à cause de la paix qu’ils ont réussi à établir, ils ne possèdent donc pas la puissance pour exporter leur miracle ailleurs. Ils se tournent donc vers le dialogue et la persuasion qui, pour les Américains, n’est que la conséquence de leur faiblesse et non un modèle.

Les Américains, d’autre part, disposent de la puissance et des valeurs à exporter de même qu’à défendre. Ils sont à la fois réalistes et idéalistes, portés par la conviction qu’ils poursuivent sur terre l’œuvre de Dieu. Il est donc normal qu’ils utilisent leur puissance comme ils l’ont toujours fait pour exporter les idéaux de la démocratie et de la justice. Kagan pousse l’audace ou l’ignorance politique à écrire un très long paragraphe où il soutient qu’Européens et Américains mènent le même combat : « Les États-Unis sont (…) une société libérale progressiste (…) Ils partagent même les aspirations européennes en faveur d’un système mondial plus ordonné, fondé non sur la puissance mais sur des règles. »

Il est fascinant qu’un intellectuel américain d’un aussi haut niveau soit aussi ignorant de la nature même des sociétés politiques dont il parle. C’est un peu comme s’il disait que le Canada et son pays défendent les mêmes valeurs. Non, nous n’avons jamais défendu et appuyé tous les dictateurs de la planète ; non, nous ne pratiquons pas la peine de mort ; oui, nous croyons à l’ONU, nous pensons que le système de santé et d’éducation public fait partie des fondements d’une société démocratique, nous ne croyons pas que les élections sont à vendre, nous défendons la liberté d’avorter et nous aidons les pays africains dans leur lutte contre le sida, même s’ils distribuent des condoms et ne croient pas à l’abstinence et à la fidélité comme principal moyen de lutte contre l’épidémie. Voilà l’énorme fossé de valeurs concrètes, enchâssées dans des lois et des chartes, qui sépare les deux planètes, l’Américaine et l’Occidentale. Bien sûr, Européens, Canadiens, Mexicains, nous nous battons tous pour la même démocratie mais surtout pas pour le modèle américain, surtout pas pour la même société.
La conclusion de Kagan est aussi académique qu’effrayante. L’hégémonie s’est installée (c’est vrai), le reste du monde n’a d’autre choix que de l’accepter et de s’y adapter.

* * *

Je m’en veux à cause de ce livre de ne pas parler du collectif (constitué des actes du colloque tenu à l’université McGill au printemps 2001) qui rend hommage à Madeleine Parent, femme et militante exemplaire et de celui de Roméo Bouchard, fondateur de l’Union paysanne (Plaidoyer pour une agriculture paysanne), ouvrage parfois excessif, mais qui a le mérite de poser des questions fondamentales, dont une : quelle agriculture pour quelle société ?

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