Voici un livre à ne pas manquer, tant pour son sujet, la vie de Guy Rocher, un homme qui a tant fait pour le Québec et pour la pensée québécoise, que pour le talent de son biographe, Pierre Duchesne. Voici un livre-événement. Il était attendu; il ne décevra pas.

Si ce livre était tant attendu, c’est bien sûr en raison de son sujet : la vie de Guy Rocher, c’est-à-dire celle d’un véritable géant du Québec moderne, une de ses très hautes figures intellectuelles, un homme qui a habilement su, sans rien perdre de sa crédibilité, jouer des rôles de tout premier plan dans l’arène publique. Rappelons qu’il s’agit ici d’une biographie non autorisée, en ce sens que si M. Rocher a accordé à M. Duchesne de nombreux entretiens et lui a ouvert ses archives, le texte du livre ne lui a pas été présenté avant publication pour approbation. M. Duchesne a aussi parlé à de nombreuses autres personnes pour cet ouvrage, qui comporte d’ailleurs un précieux index des noms propres.

Qu’on se le dise, donc : le résultat est à la hauteur des attentes, avec de très nombreuses photographies et illustrations en prime.

Un jeune homme brillant, studieux et engagé
La vie de Rocher nous fait traverser la petite et la grande histoire du Québec depuis un siècle; mais la plume de Duchesne, biographe au talent célébré depuis son travail sur Jacques Parizeau, y est aussi pour beaucoup dans les grands plaisirs que procure cette lecture : il sait en effet, fort habilement, nous rendre vivantes les époques, pour certaines lointaines, dans lesquelles Rocher devient peu à peu celui que nous connaissons bien.

C’est tout particulièrement vrai dans les premiers chapitres du livre, consacrés à l’enfance et aux années d’études de Rocher. Nous voici prenant part avec lui à cette vie que l’on menait dans un collège classique et qui nous semble désormais si étrangère, cette vie avec ses élèves pensionnaires et ses frères et abbés enseignants. On assiste par exemple à un vif débat au Collège de l’Assomption. Le sujet? Darwin et le créationnisme!

Ces années seront marquantes pour Rocher qui, sans sombrer ni dans le dénigrement ni dans l’éloge sans retenue, reconnaît avoir appris au collège « combien la réflexion humaine repose sur la pensée accumulée au cours des siècles antérieurs ».

Que faire ensuite? Rocher tente le noviciat chez les dominicains (il renoncera), puis commence des études en droit, qu’il ne complète pas. Mais surtout, il a découvert le nouveau mouvement de la Jeunesse étudiante catholique (JEC), dont le slogan donne d’ailleurs son sous-titre au livre : Voir, juger, agir.

Rocher y sera très actif, jusqu’à la représenter en Europe, à 22 ans. Il y fera de nombreuses rencontres importantes pour la suite de son parcours et dira avoir vécu à la JEC une véritable « renaissance intellectuelle ». Son catholicisme de droite s’estompe et un goût pour l’action sociale et politique y naît. Notons qu’on croise dans les pages du livre de nombreuses personnes appelées à jouer un grand rôle dans l’histoire du Québec moderne : Camille Laurin, Alfred Rouleau, Daniel Johnson, Pierre Trudeau, Claude Ryan, Fernand Dumont, Gérard Pelletier, et bien d’autres. Le Québec de ces années 40 bouge, se transforme, et Rocher est là où cela se passe.

La suite est un peu mieux connue, du moins des universitaires : la découverte des sciences sociales; l’action qu’il mène durant la grève de l’amiante (il ramasse des fonds pour les grévistes); son départ pour Harvard avec une recommandation du père Georges-Henri Lévesque, le père de la sociologie au Québec; les études qu’il poursuit dans cette discipline à Harvard auprès du grand sociologue Talcott Parsons; l’enseignement universitaire au Québec.

Mais je vous laisse le bonheur de découvrir tout cela et bien plus encore, pour en venir à des pages qui m’ont tout particulièrement intéressé : celles consacrées à la commission Parent, sur lesquelles le livre se termine.

La commission Parent
On le sait : à compter des années 50, la demande de changement en éducation est chez nous de plus en plus pressante. Pour y répondre, on forme en 1961 la fameuse Commission royale d’enquête sur l’enseignement, connue comme la commission Parent et ainsi nommée parce qu’elle est dirigée par Mgr Alphonse-Marie Parent. Guy Rocher est aujourd’hui le seul membre encore vivant de cette commission, qui a joué un rôle historique dans le Québec moderne. C’est donc fascinant de l’entendre nous en parler de l’intérieur.

Première surprise de taille : Rocher a d’abord fermement refusé, en avril 1961, la proposition du ministre Paul-Gérin Lajoie de faire partie de la commission ! Il acceptera finalement, et le reste appartient à l’histoire.

On apprend dans ces pages le rôle important que jouera Rocher dans cette commission, son insistance pour faire adopter une approche sociologique, prenant en grande considération une « société industrielle qui se modernise et qui s’urbanise » et une culture en train de changer.

On suit les commissaires dans leurs travaux, leurs réflexions, leurs voyages, jusqu’à l’énoncé de leur recommandation de créer un ministère de l’Éducation et un Conseil supérieur de l’éducation, et la publication du premier tome de leur rapport, qui en comptera cinq. Nos cégeps, nos polyvalentes, nos universités du Québec, bientôt créés, viendront de là. Ils témoignent d’une volonté forte, assumée et réfléchie de démocratisation de l’éducation.

Le Québec est alors entré dans sa Révolution tranquille et Rocher est un des grands acteurs de cette importante mutation sociale.

***

On referme ce premier volume, qui couvre la période allant de 1924 à 1963, en se disant qu’on a bien hâte au deuxième volume!

Et en disant un immense merci à M. Rocher pour tout ce qu’il a accompli.

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