Jacques Pelletier, entre littérature et politique 

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Jacques Pelletier est un homme de gauche qui l'est resté. Il poursuit depuis quelque trente-cinq ans une œuvre où se conjuguent son amour passionnel pour la politique et la littérature, et l'ambition de réfléchir sur les relations, parfois subtiles, souvent complexes, jamais anodines, de l'une avec l'autre. Il a signé plus d'une quinzaine de titres qui explorent ces vastes territoires, s'attardant longuement à ses écrivains fétiches, en particulier Victor-Lévy Beaulieu, dont il est un des grands spécialistes, et Jacques Ferron.

Son plus récent ouvrage poursuit cette exploration (il s’ouvre d’ailleurs par cet aveu: «Si j’excepte l’amour et l’amitié, les deux grandes passions de ma vie auront été la littérature et la politique.»), en des pages où, comme toujours, brille cette écriture élégante et limpide qui caractérise le style de Pelletier. On y trouve trois blocs de deux essais chacun, respectivement consacrés à VLB et à Ferron, à Daniel Bensaïd et à Herman Broch et, enfin, à Robert Élie et à Pierre Gélinas. Ces trois blocs sont suivis d’études plus courtes, appelées contrepoints, qui traitent notamment du spectre identitaire, des gauches et de la récente grève de l’UQAM. D’autres belles découvertes sont à faire dans ce riche ouvrage, notamment, si on ne le connaît pas, celle du regretté sociologue Michel Freitag (1935-2009), sur qui Pelletier signe un texte qui constitue un accessible premier contact avec une œuvre qui est, non sans raison, réputée difficile.

Je ne peux évidemment pas aborder ici tous ces sujets, mais je voudrais néanmoins attirer l’attention sur deux essais — celui sur Broch et celui sur Pierre Gélinas — où apparaît cette thématique majeure et récurrente dans tout l’ouvrage, et à vrai dire dans tout le parcours intellectuel de Pelletier: la possibilité et la nature d’une littérature d’émancipation qui croise les projets politiques progressistes, cette littérature et ces projets s’enrichissant mutuellement.

Hermann Broch et la folie des masses
L’étude consacrée à Hermann Broch (1886-1951) est pour moi l’une des plus riches d’enseignements de l’ouvrage, sans doute parce je connais peu cet essayiste et romancier autrichien. Pelletier le montre cherchant dans ses œuvres non seulement à comprendre le nazisme, le fascisme, le communisme autoritariste et donc les drames politiques de son temps, mais aussi à nous en guérir, notamment grâce à des propositions très concrètes sur les plans du droit international, de la démocratie et de l’économie.

Pelletier s’attarde longuement à l’inachevée Théorie de la folie des masses, dans laquelle Broch s’interroge sur l’avènement de ces chefs démoniaques (Hitler, par exemple) et la névrose collective qui le permet. Comment échapper à cette folie? Broch suggère une conversion à la fois hygiénique («car il faut contrôler, canaliser […] et empêcher les conduites de fuite agressive lorsqu’elles se manifestent par la violence») et thérapeutique («car il faut détourner les individus de la masse et de son emprise psychique, s’opposer à ce qu’ils s’y engouffrent, perdant du coup leur personnalité propre et leur sens des responsabilités transféré sur le groupe»).

L’actualité de ces réflexions, en ces heures de ploutocratie «démocraticide» qui produit de troublants phénomènes allant de l’apathie à la démagogie, ne pourra manquer de frapper le lecteur. Mais Pelletier distingue aussi et surtout, dans le «désir de conjuguer les libertés politiques, la justice sociale et le souci du bien commun» qui animait Broch, une préfiguration de ce «socialisme d’un type nouveau que nous entendons construire aujourd’hui». En somme, la littérature nous encourage ici à avoir la lucidité de regarder le présent en face et l’audace d’imaginer l’avenir: elle nous aide ainsi à mieux agir aujourd’hui pour le faire advenir.

Pierre Gélinas: monde du travail et militantisme au temps de Duplessis
Connaissez-vous Pierre Gélinas? Non? Rassurez-vous: nous ne sommes pas les seuls. Gélinas (1925-2009) est un «fantôme littéraire» et un militant québécois que Pelletier exhume de l’oubli. Il est notamment l’auteur d’un roman aussi méconnu que lui: Les vivants, les morts et les autres, paru en 1959 et réédité en 2010 aux éditions Trois-Pistoles.

Gélinas connaît un parcours singulier, passant du journalisme à la militance au sein du Parti communiste, suivi du désenchantement provoqué par le rapport Khrouchtchev (1956). Devenu paria social, il s’essaie ensuite au roman et au théâtre, sans remporter le succès. Pelletier souligne l’originalité de sa conception de la littérature: à l’écart des modèles dominant alors — colonialisme littéraire, provincialisme, roman spiritualiste ou psychologiste — Gélinas en défend en effet une conception plus sociale et politique. Son roman de 1959, véritable récit d’apprentissage politique dans le monde du travail et de la militance est, dit Pelletier, un des très rares de ce genre que compte notre littérature, et il ne pouvait sans doute être pleinement compris et apprécié en son temps.

Mais son temps est peut-être venu, suggère-t-il aussi: car «les lecteurs d’aujourd’hui pourraient […] estimer que ces récits s’offrent comme de remarquables témoignages sur l’époque duplessiste, décrite pour ainsi dire de l’intérieur [..] et plus particulièrement [sur le] monde du travail, généralement ignoré par la littérature instituée». Le roman de Gélinas, conclut Pelletier, «rend compte à la fois du passé d’une histoire et du présent d’une lutte qui la prolonge de plus d’une manière» et permet ainsi «d’opérer un lien vivant entre hier et maintenant». La littérature nous propose en somme ici une interprétation du passé qui contribue à mieux lire le présent.

Une perspective progressiste sur la littérature
«À quoi sert la littérature?» est bien, en un sens important, une question philistine: c’est que sa valeur est intrinsèque, et non pas instrumentale. Pelletier le sait bien. Mais il arrive aussi qu’en ne renonçant à rien de ce qui lui confère cette valeur, elle soit de surcroît, sur les plans social et politique où se joue aussi le drame humain, porteuse d’autre chose, autre chose fait d’enseignements, de mémoire, de lucidité et d’espérances nourries.

Ce dont ce livre fait la preuve, c’est qu’il arrive bien que soit tenu ce difficile pari et que soient satisfaites ces hautes exigences. Sur un autre plan, il illustre aussi la constance dans l’engagement et la pensée de Pelletier, qui avoue d’emblée: «Si seuls les imbéciles ne changent pas d’idée, je suis peut-être un imbécile, en effet. Mais je préfère cela à être devenu un renégat à l’instar de plusieurs militants de ma génération qui ont viré capot et renié leur jeunesse. À chacun ses choix.» Nous sommes nombreux à lui savoir gré de cette constance, qui est tout sauf celle d’un imbécile.

Bibliographie :
Croisements littéraires et politiques. Écriture et émancipation. Jacques Pelletier, Nota Bene, 322 p. | 23,95$

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