Intellectuels, humoristes et scientifiques dans la cité

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C'est une période très riche pour les essais, alors qu'il se publie plusieurs excellents livres. Après des choix douloureux, je vous en présente trois, ce qui est beaucoup et force à la concision. Venons-en donc sans plus tarder aux ouvrages.

Un parcours exemplaire
Le premier est selon moi une lecture rigoureusement incontournable. Il s’agit d’entretiens accordés à son neveu, François Rocher, par le sociologue Guy Rocher (né en 1924). Nous sommes nombreux à avoir beaucoup appris de M. Rocher et à trouver l’homme et son parcours remarquables.

Sociologue spécialisé dans le changement social et la sociologie du droit, Rocher est bien entendu un immense intellectuel. Mais il a aussi été et il reste un homme engagé dans l’action, un démocrate et un réformateur social qui a notamment participé à la commission Parent, été impliqué dans la création de la Charte de la langue française, présidé le Conseil d’administration de Radio-Québec, et qui, ces temps-ci, fait entendre une voix importante dans le débat sur la laïcité. En plus de l’histoire d’un parcours intellectuel hors du commun, c’est donc aussi celle de l’accession à la modernité du Québec, avec ses avancées, ses reculs et ses hésitations, qui est proposée en ces pages.

Le livre s’organise en six thèmes, abordés tour à tour: le nationa lisme; le changement social et les réformes; la culture et la langue; l’éducation; les jeunes et les rapports intergénérationnels; le droit et la sociologie du droit. Le propos de Rocher est toujours stimulant et chacun trouvera ici une riche nourriture intellectuelle. Histoire d’ouvrir l’appétit, donnons-en quelques exemples, tirés du chapitre sur l’éducation. Rocher dénonce avec vigueur et avec raison la centralisation bureaucratique du système d’éducation, frein à ce pluralisme pédagogique que la commission Parent appelait de ses voeux (p. 169). Il souhaite aussi l’établissement d’une véritable polyvalence, comme moyen de lutter contre le décrochage (p. 139). Il réaffirme un idéal de justice sociale et d’égalité des chances avec ce qu’ils impliquent: une inégalité de moyens, plus de ressources étant données à ceux qui en ont moins (p. 142). Il déplore que l’esprit de consommation, utilitariste et instrumentaliste, se soit installé dans l’école (p. 132). Et souligne à quel point ce que son neveu appelle l’humanisme comme cadre normatif, qui prévalait au sortir de la dernière guerre, disparaît désormais de l’école et des réflexions sociales (p. 168). Je tiens d’ailleurs à souligner la qualité des questions qui sont posées à Rocher par son neveu: elles l’invitent à puiser dans ses souvenirs, à proposer des synthèses accessibles de travaux savants, en plus de l’amener sur des terrains parfois nouveaux et de lui donner l’occasion de se prononcer sur des enjeux actuels.

Je le répète: une lecture incontournable.

Des humoristes parmi nous
Je me demande ce que Rocher, sociologue, penserait du pari de Robert Aird, qui propose une Histoire politique du comique au Québec dans laquelle l’humour est présumé aider à «percevoir les humeurs d’un peuple» (p. 11) et en l’occurrence, ici, celles d’un peuple en situation d’infériorité. Aird suggère en tout cas que l’humour politique, outre qu’il fait découvrir des «esprits libres et ouverts» (p. 14) et des contestations faites «avec le sourire», permet aussi d’apercevoir une vie politique quelque peu différente de celle des discours officiels.

L’ouvrage nous fait en tout cas voyager de la Nouvelle-France à nos jours et découvrir des chroniqueurs, des polémistes, des monolo – guistes, des satiristes, des burlesquers, des libres penseurs, des monologuistes, etc., qui sont situés dans leur époque et dont l’humour est mis en relation avec le politique et le social. Aird montre de brillante façon comment l’humour a servi tour à tour d’exutoire, de véhicule pour conspuer les pouvoirs, d’instrument servant à exprimer des frustrations, voire à les purger, et à quelques autres fonctions encore. Les sept premiers chapitres traitent de la période allant du XVIIe siècle à 1940. On y découvre une galerie de gens peu connus tout en se remémorant notre histoire, et ces pages se lisent pour cela avec délectation. Les trois derniers chapitres concernent la période allant de 1945 à nos jours et on y croise cette fois des gens bien connus et des événements dont nous avons tous et toutes peu ou prou le souvenir. C’est par leur analyse de la signification de l’humour en ces années que ces pages-là sont les plus intéressantes et susciteront le plus de discussions. Aird, qui note comme il se doit dans l’humour récent un recul de la place de la nation et du politique, s’interroge notamment sur les effets que peut avoir sur l’humour le fait qu’il soit devenu une marchandise et sur la signification de la place prépondérante qu’il occupe au Québec. J’ai pour ma part tiré de cette lecture l’enseignement que cet individualisme teinté de cynisme dont émoigne un certain humour, auquel il arrive d’être grossier, ne doit pas empêcher d’apercevoir qu’il existe aussi un autre humour, minoritaire sans doute, mais plus fin, plus politique et plus inspirant à tant d’égards. Je n’ai qu’un petit reproche à faire, non à l’auteur, mais à son éditeur: il faut un index des noms propres à un livre comme celui-là. Pour la prochaine édition? Merci d’avance.

Un peu de science, pour finir?
De nombreux essais, certains remarquables, sont rédigés pour contribuer à faire connaître la science au grand public. George Johnson a choisi une voie originale: faire comprendre les dix plus belles expériences scientifiques.

Le choix, inévitablement, est discutable; mais le propos est toujours accessible et clair. Surtout, il montre la science en train de se faire par des hommes (aucune femme, ici, et c’est dommage) qui font face à des problèmes dont ils héritent et qui tâtonnent pour les résoudre.

Quelles expériences auriez-vous retenues? Johnson a choisi celles de Galilée (la chute des corps); Harvey (la circulation sanguine); Newton (la couleur); Lavoisier (la combustion); Galvani (l’électricité du système nerveux); Faraday (le moteur électrique); Joule (la chaleur); Michelson (la vitesse de la lumière); Pavlov (les réflexes); et Millikan (la charge de l’électron).

Au total, un bel effort pour combler ce désolant fossé qui sépare encore les «deux cultures», celle de la science et celle des humanités, et que dénonçait le physicien et écrivain anglais C.P. Snow dès 1959.

Bibliographie :
Guy rocher. Entretiens. François Rocher, Boréal, 252 p. | 25,95$
Histoire du comique au Québec, Robert Aird, VLB éditeur, 300 p. | 29,95$
Les dix plus belles expériences scientifiques, George Johnson, CNRS Éditions, 228 p. | 27,95$

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