Éric Bédard, chroniqueur

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Vous connaissez certainement Éric Bédard. Après avoir signé des ouvrages qui l’ont consacré comme un historien sérieux et original – je pense ici à Recours aux sources et à Les Réformistes. Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle –, Bédard s’est ensuite révélé un remarquable pédagogue et vulgarisateur en publiant le best-seller L’histoire du Québec pour les nuls. Il se fait cette fois chroniqueur, mais pas au sens actuel du terme (qui désigne une personne qui donne son opinion sur l’actualité), mais bien au sens qu’avait ce terme au Moyen-Âge, où la chronique était un genre littéraire particulier.

Le chroniqueur ainsi entendu décrit et raconte, chronologiquement, justement, ces faits et ces petits (ou moins petits…) événements qui feront la grande histoire. Il en parle pour les avoir vécus auprès de ceux qui la font. La comparaison s’arrête toutefois ici, puisque le chroniqueur au Moyen-Âge est souvent payé par ceux dont il parle et enjolive donc volontiers leurs exploits. Rien de tout cela chez Bédard, qui fait dans Années de ferveur la chronique de ses années de militance, entre 1987 et 1995 – né en 1969, il est alors un tout jeune homme. « J’offre ici, écrit-il, un témoignage, une pièce au dossier des historiens du futur. La grande toile de l’histoire est faite de petites touches. Plus les témoignages s’accumulent, plus la toile du passé se transforme en fresque vivante. » Le livre s’avère captivant, pour plusieurs raisons. En voici quelques-unes.

L’art du conteur
Pour commencer, Bédard se révèle un habile conteur et il sait donc nous faire participer avec lui aux événements – petits (une rencontre d’étudiants avec tel personnage) ou grands (ces méga-assemblées partisanes) – auxquels il assiste ou dans lesquels il joue un rôle. Par exemple, l’entrée en scène de Lucien Bouchard dans la campagne référendaire. C’est un événement majeur et il a soigneusement été scénarisé. Bédard y est. Vous y êtes aussi : « Agrippé à la rampe qu’on n’oubliait plus d’installer depuis qu’il appuyait son moignon de cuisse sur une longue prothèse, Lucien Bouchard a gravi lentement les quelques marches conduisant à la scène, sous les applaudissements d’une foule galvanisée par ce coup de théâtre. L’accolade avec le premier ministre ne fut pas des plus chaleureuses et pour cause : Monsieur cédait la première place. »

Le livre comporte de nombreux passages qui vous rendent ainsi témoin de la petite histoire, souvent en train d’écrire la grande, et il est sur ce plan particulièrement bien réussi. Je vous laisse le plaisir de découvrir les pages où Bédard raconte la défaite de 1995 et sa réaction (ainsi que celle d’un certain Bernard Landry) au fameux discours de Jacques Parizeau contenant le célèbre passage sur l’argent et le vote ethnique.

Le militantisme, entre espérances et déceptions
L’histoire de ce livre est aussi celle du militantisme d’un individu, Bédard, et de celui de sa génération, les X. Voilà des aspects de ce livre qui intéresseront militantes et militants, mais aussi les personnes qui travaillent dans le champ relativement nouveau et que Bédard dit « en expansion » de l’histoire de la jeunesse.

Deux perspectives narratives s’entrecroisent ici. Il y a d’abord l’histoire personnelle de la politisation et du militantisme de l’auteur. Bédard parle de sa famille; de la décisive rencontre des écrits de Maurice Séguin grâce à un professeur d’histoire au secondaire, Denis Jetté; de sa rencontre avec Jacques Parizeau; de son entrée au Parti québécois; des tâches qu’on lui confie peu à peu et des postes qu’il y occupe, jusqu’à devenir président du Comité national des jeunes du Parti québécois.

Il faut lui savoir gré de le faire avec, on a toutes les raisons de le penser, une grande honnêteté mêlée parfois d’autodérision et d’un certain humour, mais aussi et surtout en avouant et en analysant ce va-et-vient entre les nobles et exaltants objectifs et les nécessaires accommodements qu’impose la pratique et qui, même s’ils y consentent, ne sont pas toujours pleinement approuvés par les acteurs du grand théâtre politique.

Par ailleurs, il y est aussi longuement question de la génération à laquelle appartient Bédard. Les mots qu’il emploie pour la décrire (ils sont parfois empruntés à d’autres : artistes, cinéastes, sociologues…) sont souvent durs. Sur fond d’éclatement des familles, il y est question, dans bien des cas et pour plusieurs, de désenchantement, d’absence d’idéaux, d’une jeunesse désœuvrée, solitaire, captive, en crise existentielle, en quête effrénée de bonheur et de plaisirs matériels offerts par un capitalisme triomphant.

C’est justement là que l’on peut situer le troisième aspect de ce livre sur lequel je veux insister.

Le conservatisme de Bédard
Éric Bédard est un conservateur issu de cette génération. Mais ce n’est ni un conservateur fiscal ou économique ni un conservateur religieux. C’est un conservateur politique. Et il ne faut pas confondre ces types de conservatismes que souvent tout sépare.

Dans ce livre, on perçoit nettement ce qui définit le conservatisme de Bédard, qui fonde son engagement politique et qui justifie son adhésion au nationalisme. En fait, il me semble que les pages les plus belles et les plus émouvantes du livre, outre celles qu’il consacre à Monsieur (Jacques Parizeau selon l’état civil), sont précisément celles où il expose ce conservatisme, qui est chez lui une attitude de révérence et de gratitude envers le passé et les ancêtres, envers ce qui a été acquis, conquis, préservé et transmis, qui assure continuité au monde et qui doit être préservé.

Le voici qui s’apprête à voter oui, en ce jour fatidique d’octobre 1995. « […] ce n’est pas l’avenir qui occupe mon esprit, écrit-il, mais le passé. […] Je suis tout à coup gagné par un profond sentiment de gratitude envers tous ces ancêtres qui m’ont légué une terre, une langue, un imaginaire, toutes ces choses à la fois concrètes et tangibles qui font un peuple. En votant oui,  […] je les remercie pour le legs, […] j’ai le sentiment d’assurer la pérennité d’un héritage. »

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