Dire non

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On trouve, chez le philosophe Alain, cette très belle formule : « Penser, c’est dire non. » Alain veut rappeler par là que la pensée s’exerce dans la vigilance critique, par laquelle on s’assure constamment de ne pas être trompé. Cela exige qu’on reste éveillé et qu’on ne donne pas d’emblée son adhésion. La pensée qui renonce à la distance critique de l’éveil peu à peu somnole et perd son nom.

Au plus fort du printemps érable, en mai dernier, le gouvernement Charest a adopté la controversée loi 78. Au même moment était aussi adopté, à Montréal, un règlement municipal, le fameux P-6, qui interdit le port du masque dans les manifestations et oblige les manifestants à dévoiler leur itinéraire aux policiers. Ces deux législations ont été fortement contestées : la première, jusqu’à son abrogation en septembre; la deuxième, en ce moment même.

Mais peut-on refuser de se plier à une loi édictée en toute légalité? Si oui, à quelles conditions? Jusqu’où alors peut aller ce refus? Quelles formes peut-il prendre? Que devrait-il s’ensuivre pour les insoumis? Ces difficiles mais incontournables questions sont débattues en éthique et en philosophie politique à travers le concept de désobéissance civile, qui désigne une manière particulière de dire non. Comme on pouvait s’y attendre, on a, au Québec, depuis un an, beaucoup fait référence à ce concept dans le débat public. Mais ce ne fut pas toujours, hélas!, de manière très éclairée ou éclairante. Pour cette raison, le très pédagogique petit livre de Guy Durand arrive à point nommé, puisqu’il ambitionne justement de mettre à la portée de chacun l’essentiel de la réflexion philosophique sur la désobéissance civile.

Durand procède en trois chapitres, suivis d’un appendice sur le printemps érable. Il commence par un bref historique de la notion de désobéissance civile, depuis l’Antigone de Sophocle jusqu’à nos jours, où on la retrouve, entre autres, dans le refus du service militaire, dans la contestation politique et dans le monde du travail. Les figures majeures que sont Thoreau, Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King sont présentées dans ce premier chapitre. Le suivant distingue notamment le droit de la morale (ou l’éthique), afin de situer ce possible au-delà du droit où prend sens la désobéissance civile — ce que Durand montre sur la notion de droits de la personne, dont il dit, avec raison, qu’elle doit demeurer une notion d’ordre éthique, laissant ainsi ouverte la possibilité de « critiquer la loi et l’interprétation des tribunaux ».

Le dernier chapitre présente les réponses de l’auteur aux vastes problèmes que soulèvent les pratiques qu’inspire la désobéissance civile et dont j’ai donné quelques exemples plus haut. Tout en la sachant débattue, il défend l’idée que la désobéissance civile doit être non violente, non seulement envers les personnes, mais aussi envers les biens. Il en propose ensuite une définition, somme toute classique, qui insiste sur le fait que cette expression de la primauté de la conscience sur la loi doit s’exercer sur une question importante, et non triviale; qu’il doit exister une certaine proportionnalité entre les conséquences de la désobéissance et celles du respect de la loi et l’ordre; et qu’il doit s’agir d’une mesure progressive, qu’on entreprend après avoir, sans succès, essayé d’autres moyens — certains en faisant même une mesure de dernier recours.

L’appendice qui clôt le livre présente les positions de l’auteur sur onze enjeux et questions soulevés par le printemps érable, depuis la loi 78 – jugée, par le Barreau du Québec, l’ONU et Amnistie internationale, « excessive » – jusqu’au jugement contre Gabriel Nadeau-Dubois, qui le laisse « perplexe ». Voici donc un exposé clair, à mettre entre toutes les mains, et dans lequel j’ai particulièrement apprécié que l’auteur, en prenant position, nous rappelle aussi que son point de vue n’est pas nécessairement partagé par tous. En nous ouvrant ainsi la possibilité de lui dire non, il nous donne amplement de quoi penser.

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Diane Boudreau a, elle aussi, choisi de dire non, en refusant, après mûre réflexion, de participer à quelque chose qui lui semble être devenu indéfendable. Enseignante de français au secondaire, elle a en effet quitté le métier avant l’heure de la retraite, jugeant que la réforme le rendait impossible à pratiquer. Il faut le dire : il est devenu très difficile de parler sereinement de la réforme québécoise de l’éducation. Tant de gens ont investi temps, argent, prestige dans cette aventure que la remettre en question a été et reste une sorte de sacrilège pouvant coûter cher aux mécréants qui osent blasphémer. Pire encore, peut-être : tant de changements y ont été apportés, on l’a si diversement interprétée et implantée, qu’on ne sait plus très bien à quoi renvoie l’article défini dans l’expression « la réforme ».

Madame Boudreau apporte ici un précieux témoignage sur ce que ces implantations ont pu signifier sur le terrain. Le ton est amer et dur (« la guerre contre la bêtise est perdue »), mais sur de nombreux plans elle fait mouche : la formation des enseignants est en effet déficiente; l’inculture est trop répandue dans le monde de l’éducation, de bas en haut; la métamorphose de l’élève en client est bel et bien amorcée; l’évaluation prônée par la réforme a été une « fumisterie »; et l’oubli de ce qu’est l’éducation, confondue avec des frivolités, est hélas!, avéré. On trouvera en outre jubilatoire la lecture que Boudreau fait du manifeste des promoteurs de la réforme, qu’elle décortique de belle manière en mettant notamment en évidence l’écart abyssal entre leurs propos et la réalité des enseignants.

On attend toujours une évaluation systématique et rigoureuse des effets de la réforme — ce qui est aussi ahurissant que de constater qu’on a implanté celle-ci sans en faire au préalable, à courte échelle, une évaluation digne de ce nom. D’ici là, on rétorquera peut-être à Mme Boudreau qu’elle exagère. Mais une chose est certaine : le malaise qu’elle décrit, celui de la base, est bien réel et n’a pas assez été entendu et pris au sérieux. En bout de piste, réussir à faire en sorte que des gens comme elle, qu’on n’a pas écoutés, quittent le métier aura été une des terribles conséquences de la réforme. Et j’ai, de mon côté, vu de nombreuses personnes douées et dévouées mettre un terme à leur formation et renoncer à l’enseignement, elles aussi en raison d’une exaspération produite par les mêmes causes que dénonce Mme Boudreau.

Espérons qu’on saura, à l’avenir, entendre ces voix et en tirer les leçons qui s’imposent. Car rien de bon ne se fera en éducation sans le concours actif de ceux et celles qui, comme on disait autrefois, font l’école.

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