Je vous propose deux essais. L’un traitant d’oiseaux, l’autre d’information et de Big Data — mais il arrive que ces mégadonnées concernent aussi les oiseaux.

Il est des hasards qui, sans que nous le soupçonnions tout de suite, pèseront lourd sur notre destin. Prenez celui-ci.

Gérald Baril est un jour invité à répondre à un appel d’offres concernant un projet de musée à Montmagny, justement en plein dans ses cordes. Au cœur de ce projet, un centre éducatif consacré aux oies blanches, qui ont leurs habitudes dans cette municipalité. Baril se met donc à se renseigner sur elles. Commence alors une grande histoire d’amour qui est le sujet de son livre, Si près, si loin, les oies blanches : Récit d’une migration intérieure.

Dans une langue aussi belle que précise, Gérald Baril nous emmène à la rencontre des oies blanches et du monde que nous partageons avec elles.

Déclinée en quatre saisons, cette aventure, où il est tour à tour question d’écologie, de condition animale, d’accouplement, de migration et de mille autres choses, nous enseigne une précieuse et grande leçon sur les oiseaux, mais aussi sur le monde et sur nous-mêmes.

Car, comme l’écrit l’auteur, « leurs passages réguliers dans la vallée du Saint-Laurent, à des moments charnières du cycle des saisons, laissent une empreinte profonde dans le territoire et dans sa population. On retrouve cette empreinte dans de multiples usages, dans la langue, dans les arts et dans le paysage, y compris dans l’environnement construit ».

Ce livre de Baril s’avère une très belle réussite littéraire et pédagogique. Après l’avoir lu, j’en fais le pari, vous ne regarderez plus ces oiseaux de la même manière. Baril croit quant à lui que par cette aventure intérieure, il est « devenu plus sensible à la beauté inhérente à tout être et à toute chose, plus enclin à cultiver l’émerveillement ». « En même temps, poursuit-il, l’existence bien réelle du mal, de la bêtise et de la souffrance […] me touche, me semble-t-il, de plus en plus. »

Étant moi aussi sensible à la beauté des oiseaux, j’utilise, sur mon téléphone, une application qui me permet d’identifier ceux que j’observe. Les données recueillies, comme celles des nombreux utilisateurs de cette application, sont précieuses et sont colligées par un laboratoire.

Ce qui m’amène à notre deuxième essai.

Big Data
Vous utilisez votre téléphone, vous payez un achat avec une carte de débit ou de crédit, vous utilisez Internet pour vous informer sur un produit ou un commerce, vous envoyez un courriel ou vous utilisez une application, peut-être justement celle qui permet d’identifier un oiseau : chaque fois, vous laissez des traces. Elles intéressent des gens, des organisations, des États.

Derrière tout cela, suggère Pierre Henrichon dans Big Data : Faut-il avoir peur de son nombre?, nous trouverons des tendances lourdes qui façonnent nos sociétés sur trois fronts : « automatisation des activités humaines, Big Data et néolibéralisme ». Par là, poursuit-il, s’amenuise dangereusement l’espace politique, parfois même avec la complicité des pouvoirs; est érodée la pertinence économique et sociale du travail humain; est attaquée la société « comme lieu de mutualisation des activités, des projets et des risques ».

Ce sont là des sujets importants, nous en conviendrons. Et la période de confinement que nous avons connue — avec la place qu’a pris le télétravail, la télé-éducation et les télédivertissements — a une résonance avec le propos de l’auteur, qui est d’une actualité plus grande que jamais.

L’ouvrage reconnaît que certaines des promesses de ce monde nouveau ont été tenues (libération du travail des tâches les plus harassantes, enrichissement collectif, allongement de l’espérance de vie…), mais il en rappelle aussi les graves périls : chômage, précarisation, isolement, atteintes à la vie privée, recul de la démocratie, souvent au profit de ces géants bien connus que sont Google, Amazon, Facebook, Alibaba et autres.

Pierre Henrichon présente d’abord la généalogie de ce nouveau monde à travers le (néo)libéralisme, la tendance à tout quantifier, la cybernétique et décline ensuite « les dangers potentiels que recèle la rencontre des techniques d’automatisation du travail, du Big Data et de la marchandisation du monde, but ultime du néolibéralisme ».

Ce livre, qui s’appuie sur une abondante et très riche documentation, dévoile notamment bien des choses qui sont souvent, du moins dans le détail, inconnues ou peu connues. Vous y apprendrez, par exemple, comment ont évolué entre 2005 et 2017 les conditions contractuelles de Facebook et ce que sont à présent les données collectées par l’entreprise. « Ces ententes », constate-t-on, « sont toujours plus à l’avantage des acteurs de l’économie du Web au détriment du consommateur ».

Vous apprendrez aussi ce que représente les capitalisations boursières de ces entreprises réunies sous le nom de GAFAM et à quel point elles trônent au sommet de ce palmarès.

Tout cela, qui converge vers d’inédits et dangereux pouvoirs de contrôle sur les humains et leurs institutions politiques, appelle une forte mobilisation citoyenne. Connaître et bien comprendre ce qui se passe — rien de moins qu’un « basculement civilisationnel », selon l’auteur — en est la première condition, et le travail pédagogique qu’accomplit ce bel ouvrage est une précieuse contribution à cette éducation citoyenne qui permettra « de nous réapproprier notre avenir ».

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