De la bêtise quotidienne

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Si la bêtise d'autrui nous agace, les bourdes qu'on commet soi-même nous exaspèrent bien plus encore. Et Dieu sait qu'on en fait souvent, bien qu'on rechigne à l'admettre. Les essayistes Belinda Cannone, Gérald Bronner et Alfred Schütz nous le rappellent dans des livres très différents, mais dont les conclusions sont unanimes: qu'est-ce qu'on est bêtes!

Bêtement intelligent
Un peu comme certains microbes développent une résistance aux antibiotiques, la bêtise évolue, se transforme et résiste aux «progrès» de la raison. Car, écrit Belinda Cannone dans La Bêtise s’améliore, «si la bêtise était toujours identique à elle-même, on finirait par la repérer et l’on saurait à coup sûr l’éviter. Mais la bêtise, comme l’humanité, est inventive».

À cheval entre le dialogue de Platon, les conversations de Bouvard et Pécuchet et les observations lapidaires que la vie mondaine inspire à Frédéric Beigbeder, La Bêtise s’améliore tient à la fois du roman et du répertoire d’idées reçues. Le narrateur, un homme curieux mais à l’esprit un peu balourd, nous raconte les discussions philosophiques qu’il noue avec la fine Clara (sa fiancée) et le perspicace Gulliver (son collègue et mentor). Les trois acolytes gardent l’esprit en éveil, doutent de leurs convictions profondes et démasquent les «erreurs éclairées» de leurs contemporains — c’est-à-dire nous!

Belinda Cannone relève par exemple notre propension à louer tout ce qui est «subversif» et à critiquer tout ce qui est «réactionnaire» sans interroger le sens profond de ces adjectifs. On fustigera par exemple un prof «réac» sous prétexte qu’il applique de vieilles méthodes, mais l’idée que celles-ci soient efficaces ne nous traversera même pas l’esprit.

Si l’on peut reprocher à Cannone de manipuler ses personnages avec de grosses ficelles, la fiction n’étant pour elle qu’un enrobage sucré sur une pilule théorique, il faut reconnaître que son ouvrage se lit très bien et atteint son but: nous instruire sans nous ennuyer.

Bêtement scientifique
Épousant le style très scolaire mais extrêmement clair des Anglo-Saxons, L’Empire de l’erreur du sociologue français Édouard Bronner ne cherche jamais à atténuer son caractère théorique, mais s’avère plus captivant encore que La Bêtise s’améliore.

Remarquable vulgarisateur, Bronner commence par faire le point sur la question de l’erreur, qui divise la communauté scientifique depuis des années. D’un côté du champ de bataille se tiennent les psychologues cognitivistes, pour qui l’erreur est le résultat d’une analyse non rationnelle de la réalité. De l’autre, les psychologues évolutionnistes (émules de Darwin) polissent les armes que leur fournissent les neurosciences et soutiennent que nous sommes génétiquement programmés pour nous tromper. Édouard Bronner entend prouver que les sociologues, qui se sont traditionnellement tenus à l’écart des combats, auraient tout avantage à s’y engager en adoptant une position médiane.

L’essentiel de son livre vise à prouver que l’erreur n’est pas dénuée de rationalité. «Tout se passe comme si la logique naturelle, au cours du long processus de son développement, avait fait le choix de promouvoir des modes de raisonnement économiques plutôt que parfaitement rationnels», résume le jeune chercheur de la Sorbonne. Mais si on ne peut même plus se fier à la rationalité, demanderez-vous, où s’en va-t-on? La perspective n’est pourtant pas si dramatique qu’il y paraît. Car, si l’erreur est rationnelle, cela signifie qu’on peut la comprendre, l’expliquer — voire la prévenir, quoique ce ne soit de toute évidence pas le but de Bronner, qui souhaite surtout que les sciences sociales l’étudient.

Plus intéressant encore est le chemin qu’emprunte le sociologue pour atteindre ses objectifs. Car l’erreur est un objet multiforme et fascinant, et les exemples dont regorge L’Empire de l’erreur ont de quoi nous amuser plusieurs heures — sans compter les nombreux tests psychologiques décrits par Bronner et auxquels le lecteur ne peut s’empêcher de se soumettre avant de lire la solution. Le sociologue, à qui l’on doit également trois romans flirtant avec la science-fiction (dont le dernier, Comment je suis devenu un super héros, est paru en septembre aux éditions Les Contrebandiers), sait de toute évidence captiver son lectorat.

Bêtement normal
Parmi les types d’erreurs auxquelles Bronner s’intéresse, plusieurs ne sont pas des erreurs en tant que telles, mais plutôt de mauvaises utilisations de processus rationnels. Notre expérience du monde nous a pourvus d’un certain stock de connaissances fiables, mais pas infaillibles… «Paradoxalement, sans cette réserve préorganisée de connaissances (pour parler comme Schütz) nous ne pourrions pas connaître, mais, avec elle, nous ne pouvons connaître objectivement, car elle nous propose une classification du réel à laquelle nous avons bien du mal à nous soustraire», explique Bronner en se référant au sociologue allemand Alfred Schütz (1899-1959).

Bronner et Schütz nagent dans les mêmes eaux, mais alors que le premier s’intéresse à la psychologie, le second a un faible pour la phénoménologie. Née au début du XXe siècle, cette branche de la philosophie avait pour figure de proue Edmund Husserl, qui décrivait amicalement Schütz comme «un homme d’affaires le jour, un philosophe la nuit». Alfred Schütz, juif de la bonne société viennoise, était en effet banquier de profession. Fuyant l’Allemagne nazie en 1939, il a trouvé refuge aux États-Unis, où il a continué de mener de front sa double vie de businessman et de théoricien.

Peu traduite en français, l’œuvre de Schütz explore la complexité de l’existence humaine, que les sciences sociales ont tendance à simplifier. Les quatre textes rassemblés dans Essais sur le monde ordinaire donnent un bon aperçu de ses théories — notamment celle des «sous-univers». «Comment se fait-il que Don Quichotte puisse continuer à prêter de la réalité à son sous-univers imaginaire, alors qu’il se heurte à la réalité dominante dans laquelle il n’existe pas de châteaux, d’armées et de géants, mais seulement des auberges, des troupeaux de moutons et des moulins à vent?», se demande le penseur dans le très bel essai qui clôt le recueil. Qu’il mesure la distance entre la logique classique et les raisonnements quotidiens, le délicat passage de la réflexion à l’action ou l’éclairage que la phénoménologie peut apporter à ces questions, Schütz se montre toujours clair, minutieux, brillant. Ne ratez pas l’occasion de découvrir ce penseur méconnu.

Bibliographie :
La Bêtise s’améliore, Belinda Cannone, Stock, coll. L’autre pensée, 220 p., 34,95$
L’Empire de l’erreur, Édouard Bronner, Puf, coll. Sociologies, 260 p., 49,95$
Essais sur le monde ordinaire, Alfred Schütz, Félin, coll. Le Félin Poche, 202 p., 18,50$

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