Vous aimez lire des essais, mais n’avez pas toujours le temps de le faire? Heureusement, leur valeur ne dépend pas du nombre de pages – des ouvrages courts peuvent être aussi riches et enrichissants, sinon plus, que des longs.

C’est le cas de Discours de réception du prix Nobel, que je vous propose cette fois.

Vous connaissez certainement Jean Barbe, romancier, chroniqueur, scénariste et éditeur.

Il nous propose une réflexion sur la littérature, mais il le fait dans une mise en scène originale. Barbe imagine en effet qu’on lui a attribué le prix Nobel de littérature. Il devra à cette occasion prononcer un discours de réception, et c’est ce discours qu’il nous propose dans ce livre. Il va, devant son auditoire, se demander dans quel état se trouve ce qu’on célèbre ce jour.

La découverte de la littérature
Le texte s’ouvre sur des souvenirs personnels de l’écrivain couronné, qui parle de son enfance dans sa famille sans livres et sans musique. Il raconte ensuite sa découverte des livres et de la lecture : à 8 ou 9 ans, le jeune cycliste d’une famille offrant des « perspectives culturelles limitées » a lu puis relu les mémoires d’un cycliste français. C’est ensuite la découverte de la grande littérature, qui a un profond effet sur lui.

Celle-ci lui ouvre en effet des espaces inconnus, soulève des questions insoupçonnées, le fait membre d’une nouvelle famille, mentale celle-là, tout en contribuant, paradoxalement, à l’isoler, notamment de sa famille biologique.

Il faut lire ces pages, très belles et qui sonnent si juste. Surgit alors la grande question que pose l’auteur : l’art et la littérature pourront-ils « continuer à limiter les blessures que l’humanité s’inflige à elle-même depuis la nuit des temps », dans ce monde où l’importance des livres et des arts paraît, aux yeux du lauréat, être en déclin?

Comme il se doit, Barbe en vient ensuite aux raisons de ses inquiétudes.

Le malaise actuel
Il rédige ces pages à Venise et le tourisme qui s’y pratique lui sert d’entrée en matière. Il est mercantile, utilitaire, sans grand souci pour l’histoire, la littérature, les musées, mais par-dessus tout pour ce vaste accès à autrui que procurent, par l’empathie qu’ils cultivent, l’art et la littérature, qui contribuent à créer notre personnalité. « La grande promesse de l’art et des grands livres, écrit Barbe, est que l’on peut devenir soi tout en chérissant son appartenance à la grande famille humaine, qu’en découvrant notre individualité, nous découvrons également les liens qui nous attachent à nos semblables. »

On pourrait croire que cette grande promesse est aujourd’hui réalisée par le libéralisme économique et les réseaux sociaux. Ne sommes-nous pas, plus que jamais, reliés les uns aux autres? Ne pouvons-nous pas connaître et fréquenter toutes les cultures dans toutes leurs déclinaisons? Quant à nos désirs culturels individuels, n’ont-ils jamais été autant satisfaits qu’aujourd’hui?

Mais ces illusions, dit Barbe, ne résistent pas à l’analyse. Car en plus de tout ce que ce système économique a de destructeur et de producteur d’inégalités, ces désirs supposés individuels qui sont comblés, ils le sont par un marché (armé de Big Datas…) qui les scrute et les façonne, nous isolant bien plus qu’il ne nous relie les uns aux autres. L’art et la littérature, dit Barbe, se dénaturent et renoncent à leur pouvoir propre à proportion qu’ils consentent à n’être plus que marchandise et divertissement placés sous le signe du clientélisme.

Entre autres exemples, Barbe donne celui de la somme toute récente machine de la littérature jeunesse, pensée comme marchandise destinée à un marché ciblé, prétendant répondre à ses désirs et besoins, s’adressant à « l’enfant là où il est », avec du cousu main et lui interdisant dès lors de « lever le regard, de s’élever ». Tout cela est, comme on sait, parfois justifié par l’ambition de créer des lecteurs : mais on accordera à Barbe que quelques décennies de ce travail autorisent un certain scepticisme.

La littérature, au contraire, « nous met à la place de l’autre, nous expose aux fragilités, aux contradictions, aux paradoxes. Elle contredit l’ensemble des discours politiques et commerciaux selon lesquels le client est roi, même si, dans les faits, il n’est qu’un pion facilement sacrifiable d’un vaste jeu d’échecs ».

Barbe ne s’en tient pas qu’à cette dénonciation du mercantilisme; il pointe du doigt aussi bien des artistes, des écrivains et des intellectuels silencieux ou participant à cette « manipulation tentaculaire » en tant que « travailleurs culturels », qu’entretiennent une certaine gauche et une certaine droite dans leur rapport à la culture.

Il avance ensuite ce qui est sans doute la plus audacieuse observation de son livre en pointant du doigt la coïncidence entre la montée politique des extrêmes de la première moitié du XXe siècle et « l’absence grandissante du récit et du figuratif dans les arts de cette époque ». « Quand les écrivains cessent de raconter des histoires, d’autres s’en chargent à leur place […] en appliquant des recettes ou en détournant carrément le récit à des fins politiques ».

Un appel
Que peut la littérature?

L’idéal que défend Barbe est élevé : pour lui, « il n’y a rien de plus urgent que de raconter avec humanité l’humanité ». Il dit clairement ce qui devrait être raconté, notamment : les crises actuelles et leurs victimes, les tyrannies politiques et économiques, les exclus, les pauvres, les sans voix, en contribuant à nommer « cette peur diffuse, englobante, que nous ne cherchons plus à nommer ». Il dit aussi à qui cette littérature doit s’adresser. Avec l’espoir, ajoute-t-il, de limiter les dégâts…

Mais je ne peux tout dire ici, sinon ceci : gâtez-vous et lisez ce beau livre.

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