Le monde n’a jamais été une mécanique parfaitement ajustée qui baigne dans l’huile. Notre humanité paraît sans cesse tentée par le chaos, puis mue par une volonté d’abolir jusqu’à la moindre idée de désordre. Comme si, à nos pulsions de mort et de destruction, répondait chaque fois un désir de pureté. Et à la culpabilité héritée de notre histoire, une idée de la rectitude politique sous forme de silence purgatif.

Mais pourquoi nous sentons-nous collectivement si mal, aujourd’hui, dans tout ce confort duquel nous profitons outrageusement? Est-ce la haine exprimée sur les réseaux sociaux? Ou alors les nouvelles en continu qui décuplent l’importance des catastrophes, conflits et accidents? Est-ce une perte de sens généralisée? Le monde va pourtant de mieux en mieux, ça se mesure, le chaos recule sans cesse au profit de la civilisation, du bien commun, et pourtant ça ne va pas, mais pas du tout, et ça se sent.

Sinon, élirions-nous des guignols comme nous le faisons ici comme ailleurs? Sinon, suffirait-il de nous vendre la coquille vide du changement comme objectif politique pour susciter notre intérêt?

Tandis qu’une part de l’humanité se noie dans la Méditerranée pour fuir la misère et la violence, ici, dans la spirale du conformisme, elle s’anesthésie à grandes rasades de psychotropes et tente de diluer ses craintes – le plus souvent infondées – à l’aide du voile chimique des anxiolytiques.

La littérature n’échappe évidemment pas à ces troubles.

Je viens de lire l’entière « Trilogie du rempart sud » dans un état de tension permanent ou presque. Son auteur, Jeff VanderMeer, maîtrise parfaitement l’art d’induire un sentiment d’horreur calme. Le genre qui se glisse sournoisement en vous, comme l’anxiété générale du monde à laquelle, quoi que nous fassions, nous sommes perméables.

J’ai d’ailleurs lu ses bouquins comme une sorte de fable. Une manière de raconter ce qui ne va pas chez nous.

Quelque part en zone côtière, dans le sud des États-Unis, un territoire est coupé du reste du monde. À la population, on prétexte une catastrophe écologique pour en justifier l’inaccessibilité. L’armée et une division spéciale des services secrets sont chargées de découvrir ce qui se trame là. Dans cet endroit nommé Zone X.

Invasion extraterrestre? Faille spatiotemporelle? Événement surnaturel? On l’ignore : toutes les équipes qui ont été envoyées pour explorer les lieux se sont entretuées, ont disparu, ou sont revenues à l’état de zombies. La nature y a entièrement repris ses droits et absorbe les intrus. Une sorte de puissance omnisciente y prend le contrôle des esprits et retourne la barbarie des humains contre eux-mêmes.

Le premier tome du récit (Annihilation) est un composé d’horreur qui percole lentement sous forme de journal rédigé par une des membres de la plus récente expédition envoyée dans la Zone X. Le second (Autorité) tient du roman d’espionnage où l’on explore comment les désirs humains se mêlent à la petite politique des institutions sécuritaires pour mieux foutre le bordel dans un contexte de conflit. Le troisième bouquin (Acceptation) attache les ficelles entre les deux livres précédents, alternant les points de vue et les types de narration. Tout cela, de manière extrêmement efficace, en laissant planer un voile de mystère aussi impénétrable qu’un brouillard imaginé par Stephen King.

Je me suis enfilé les trois romans d’une traite. Comme une dose de poison qui devient l’antidote. Une anxiété qui viendrait anesthésier l’autre. Ou alors l’expliquer?

La Zone X est une menace. Elle élimine les humains qui y pénètrent tandis que la nature y est luxuriante. Serait-ce parce que nous en sommes indignes?

En trois livres de fiction qui jamais ne prétendent faire l’analyse de notre monde, Jeff VanderMeer en expose pourtant les absurdités, dans une ambiance lovecraftienne qui m’a poursuivi jusque dans mes cauchemars. La nuit, ou éveillé.

Parce que tout semble perdu dans cette quête admirablement racontée. Et aux froides sueurs de l’horreur tranquille que l’auteur injecte ici succède, au fil des trois bouquins, l’idée de poursuivre une quête absurde, entièrement dénuée de sens, mais en y mettant toute son âme et son cœur.

Une fable, disais-je. Fascinante. Bien écrite. Peuplée de personnages intrigants et riches, dont on découvre les facettes une à une. Et qui, à la fin, nous oblige à nous demander sur quoi reposent nos existences.

Mais comme les romans d’apocalypses dont je parlais ici il y a quelques mois, il y a une part de fantasme dans l’idée d’une Zone X. Celui d’une revanche de la nature. D’une punition divine servie à l’humanité.

Elle laisse entendre que nous ne nous appartenons peut-être pas, que nous pourrions être les jouets du destin.

Or, la réalité est qu’il n’y aura pas de phénomène paranormal où la nature viendra nous absorber. Il n’y aura pas de rédemption par la bravoure non plus, comme celle que vivent certains des personnages de VanderMeer. Nous sommes les maîtres de notre destin, et c’est là qu’est la véritable horreur.

La catastrophe n’arrivera pas du jour au lendemain, comme la Zone X, se déposant sur un pan du monde. Nous continuerons de détruire lentement. Avec application. Dans le dégoût de nous-mêmes, mais incapables de nous arrêter. Nous ne serons pas punis mais punirons les générations à venir. Il n’y aura pas de justice divine. Seulement la lente destruction d’un monde qui nous a été prêté et que nous souillons.

L’horreur normale, toute simple. Comme il en a toujours été.

Pour celles et ceux qui vivent autrement qu’avec des œillères, voilà une excellente raison de ne pas bien dormir la nuit. Et c’est peut-être, au fond, cette petite culpabilité qui nous habite collectivement et constitue un frein au bonheur. Ce bonheur dont nous ne savons comment jouir autrement que dans la frénésie de l’obtention de choses et de symboles de réussite qui nous tuent aussi à petit feu.

Le cul-de-sac est là. La Zone X est en nous. Elle nous retourne contre ce que nous sommes, le sens y détruit le sens.

Bonjour l’angoisse.

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