L’arrivée de nouvelles technologies dans nos sociétés, qui vient bousculer l’équilibre établi jusque-là, provoque souvent des réactions vives. Dans les années 80, par exemple, le développement de la VHS a été perçu par certains comme une menace importante : la démocratisation potentielle de l’accès au cinéma d’horreur et à la pornographie a engendré une panique morale certaine, comme en témoignent de nombreux articles journalistiques et des appels à une législation plus serrée (voire à une censure). À notre œil d’aujourd’hui, les risques étaient bien limités et faciles à contrôler, en regard de ce à quoi les réseaux donnent maintenant accès!

Comme la science-fiction l’a souvent dépeinte, la technologie canalise toutes les anxiétés modernes en raison de la perte de contrôle potentielle qu’elle se trouve à incarner — cette incertitude sur laquelle nous n’aurions pas de prise. Les temps actuels sont obnubilés par l’intelligence artificielle (IA), une technologie (qui est plutôt un ensemble de technologies) dont l’appellation même réactive la dystopie de la machine qui s’arrogerait soudain des droits réservés à l’humain : réfléchir, soupeser des options, prendre des décisions. Bref, être intelligent! De là à prétendre que le problème réside dans cette idée d’intelligence, il n’y a qu’un pas à franchir, mais cela mérite d’être examiné.

L’IA, après des balbutiements où elle intéressait quelques geeks épars, s’insinue dans toutes les sphères de l’économie, de la société et… de la culture. Comment en vient-elle à parasiter ce qui relève précisément de l’esprit humain, du jugement esthétique, du goût, de l’appréciation? Le monde du livre, tout particulièrement, pourrait être réfractaire à cette intrusion de l’IA notamment en raison de l’image qu’on lui accole, celle de la petite boîte noire énigmatique.

Cette boîte noire suscite la crainte parce qu’on ne verrait pas ce qui s’y passe : c’est la zone obscure des algorithmes, ces volumineuses séquences d’opérations que l’on confie à un ordinateur pour ne pas avoir à les réaliser soi-même, avec temps, effort et abnégation… Si le traitement informatique élimine le problème de l’erreur humaine, il introduit en revanche la possibilité de biais s’expliquant par l’important volume de données colligées et manipulées. En être conscient, déjà, permet de ne pas se laisser emberlificoter par la puissance brute des machines et, ainsi, de veiller au grain (comme les parents jetant un œil aux cassettes VHS qu’empruntaient leurs ados…).

À quoi bon l’IA, alors, dans le monde du livre? Il existe plusieurs points d’entrée de l’IA dans ce secteur culturel, que Tom Lebrun (juriste et doctorant à l’Université Laval) et moi avons examinés. La diversité des usages (variablement développés aujourd’hui) étonne déjà. Parmi les manifestations les plus spectaculaires, pensons à ces textes entiers qui sont écrits par des algorithmes : quelques boutons seraient activés sur une machine pour produire des textes de façon quasi magique. Le recours à des algorithmes comme GPT-3 permet en effet de générer des textes. Par un processus d’apprentissage-machine, l’algorithme assimile une gigantesque banque de textes pour « connaître » différents paramètres textuels : des thèmes, des champs lexicaux, des tournures stylistiques, voire des structures globales du langage. On est aujourd’hui à un point de bascule : les textes produits ne sont pas encore parfaitement cohérents, mais ils sont somme toute très impressionnants. Certains secteurs des communications, où la production de textes assez conventionnels dans leur style et leur forme peut y être automatisée, y ont déjà recours.

Les éditeurs n’ont pas encore à craindre de recevoir une nuée de manuscrits produits par IA. Cependant, la rédaction de plusieurs textes aura pu être assistée par IA (à la façon de votre compte Gmail qui vous suggère les mots ou les syntagmes que vous utilisez fréquemment ou qui seraient pertinents dans un contexte donné). C’est d’ailleurs l’idée que Tom Lebrun et moi souhaitons partager : l’intelligence artificielle devrait d’abord et avant tout être une intelligence augmentée, une façon pour l’humain de pousser plus avant ses propres capacités.

En dehors de la génération de textes, on peut aussi entrevoir différents usages dans les maillons de la chaîne du livre. Des outils peuvent classifier les manuscrits reçus par un éditeur en fonction de certains paramètres de forme ou de contenu — à lui ensuite d’en faire la lecture qualitative attendue par les auteurs. À partir des données colligées par les libraires, les bibliothécaires et les distributeurs, il est possible de prédire des tendances nouvelles de lecture : ici des personnages féminins dans les romans de fantasy, là des thrillers historiques se déroulant au Maghreb, là encore des œuvres poétiques empreintes de nordicité… des goûts associés à des catégories de lecteurs, à des aires culturelles ou à des saisons littéraires. Ce type de flair, que l’on reconnaît habituellement aux éditeurs, n’est pas du mysticisme, mais une capacité à intégrer des « données » — des témoignages de lecteurs, des chiffres de ventes, des cas de figure observés dans d’autres pays —, opération de synthèse que l’IA ne vient que faciliter, systématiser et offrir à plus large échelle. Ainsi pourrait-il en être de la distribution des livres (en visant une optimisation des impressions et des commandes pour chaque librairie), de même que pour le secteur large de la recommandation (les diffuseurs, les libraires, les bibliothécaires pouvant être appuyés, dans les titres qu’ils suggèrent, par des outils permettant de cibler des œuvres originales et différentes dépassant l’habituelle liste des best-sellers).

Devant de tels outils, la principale menace de l’IA, si on prend le temps de bien se l’approprier et de l’insérer correctement dans les processus de la chaîne du livre, serait ainsi de bonifier la qualité du travail de ses différents artisans, au plus grand profit des auteurs et des lecteurs.

Professeur de littérature contemporaine à l’Université Laval, René Audet navigue entre les livres et la culture numérique. Il s’intéresse aux formes actuelles de la narrativité, aux enjeux de l’édition et à la diffusion numérique des discours savants. Membre du conseil d’administration des Autres jours, organisme voué à la médiation du livre et à l’innovation éditoriale, il travaille en partenariat avec plusieurs acteurs du milieu littéraire au Québec à travers le projet Littérature québécoise mobile. Il a codirigé, en 2019, Ce que le personnage contemporain dit à la critique (Presses Sorbonne Nouvelle). Récemment, il publiait avec Tom Lebrun un livre blanc intitulé L’intelligence artificielle et le monde du livre, qui vise à identifier les pistes d’action possibles entre IA et chaîne du livre. C’est à lire, et avec un grand plaisir, ici : zenodo.org/record/4036246.

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