« Que peut la poésie pendant une pandémie? » me demande-t-on. D’emblée, sans hésitation, j’affirme que la poésie peut tout. Même qu’elle est absolument nécessaire.

Sans la poésie au sens large, pas seulement le texte poétique ou le poème, mais la poéticité en général, celle qui représente l’art de saisir le monde par son biais poétique (et pas seulement grâce aux fonctions logique ou rationnelle), il y a cul-de-sac, impossibilité de passer sereinement à travers les temps pandémiques actuels (j’allais écrire « vaincre », mais ce n’est pas le mot juste), alors que des millions, des centaines de millions d’êtres humains se trouvent blackboulés par un microbe, contagieux et fort désagréable, et même parfois mortel. Mais le pire de la présente pandémie tourne autour de la panique sociologique qui s’est installée, les visages masqués rencontrés dans la rue ou dans certains lieux publics démontrant souvent des signes d’une anxiété dévastatrice, même d’une angoisse suicidaire. Pourquoi? Parce que quasiment toutes les mesures proposées pour combattre le Mal en vigueur l’ont été sous forme de raisonnements appliqués, dans le cadre de lois et de diktats (pour la plupart édictés avec de bonnes intentions, il faut en convenir), mais sans aucune forme de poéticité, ce qui fait que la maladie collective est devenue plus psychique que physique. L’art de vivre dans un monde qui offre à ses humains une finale qu’on pourrait nommer « mort dans la dignité » existe de moins en moins, particulièrement parce que toutes les formes artistiques ont été gardées sous silence (hormis ce que le Web propose et étale, la plupart du temps de manière titanesque, avec une telle énormité de moyens et dirigé dans tellement de directions que l’on est en droit de parler de cacophonie assourdissante, la vie et le travail « à distance » se trouvant en quelque sorte déifiés). Pandémie ou pas, il n’y aura jamais aucune raison de sabrer dans les activités qui accroissent le sens de vivre chez les humains qui, finalement, ne sont que des nomades sur la terre, les activités les plus nourrissantes pour l’âme dépendant en grande partie des arts, et de tous les arts, des arts visuels en passant par le théâtre, la danse, la peinture, la sculpture, le chant et la musique, la récitation poétique et le slam, tous ces arts devant toutefois être présentés sur scène ou dans des musées accessibles, devant des publics « vivants ».

Je me permets d’ajouter que la poéticité a souvent été la porte d’entrée à plus de sacralité, à une spiritualité accrue pour des millions de gens qui ont besoin de lieux sacrés pour méditer. Qu’on coupe l’accès aux arts et à la parole poétique, qu’on ne se préoccupe plus que de chiffres et de diagrammes et de formules et de formulaires et de règles et de conventions comme de science pure et dure, et voilà qu’une pandémie d’origine virale (bien réelle, il faut le répéter) devient une pandémie psychique qui conduit à un réel affaissement de la joie de vivre, ajoutée à des confinements et des emprisonnements touchant plus particulièrement des êtres qui ont la malchance de vivre seuls, qui sont seuls et souvent démunis. L’hécatombe psychique des masses paniquées par un matraquage médiatique quotidien, via le Web surtout et à travers les médias sociaux, ne peut être contrecarrée que par des doses majeures de poéticité.

Les poètes comme la majeure partie des artistes demeurent d’exceptionnels agents de solidarité sociale.

Depuis la préhistoire, les humains ont créé les arts pour garder pied dans un monde qui, dès la naissance, semble émerger du néant et mener au même néant. D’où ce profond questionnement qui n’a cessé de travailler des penseurs de la stature d’Albert Camus : est-ce que tout doit nécessairement être aussi absurde que les apparences le laissent entrevoir? Où se trouve le Sens dans cette mer d’absurdité existentielle qui, tout à coup, lors de certaines pandémies, se trouve magnifiée? Réponse : dans une relation absolument poétique avec le monde, les humains devant accepter l’essentialité de la fonction irrationnelle afin d’en arriver à pactiser harmonieusement avec les forces de la terre et du cosmos. Il y a lieu de continuer d’avoir confiance en la science, bien sûr. Il demeure majestueux que des vaccins aient pu être conçus moins d’une année après le début de l’actuelle pandémie. Pourtant, n’avoir foi que dans les hautes voltiges d’une technoscience très souvent manipulée par des puissances financières ou capitalistes ne peut que rendre une majorité d’esprits chagrins, agressifs, voire dépressifs. Seule la poéticité dans ses manifestations les plus festives permettra aux gens de rester dans la joie. Joie d’être. Joie de vivre. Joie d’exploser de rire. Mais aussi joie émue et toute délicate, même devant la souffrance terminale d’un proche, d’un parent ou d’un enfant. « Joie de mourir », pourrait-on avoir le culot d’écrire, c’est-à-dire dans l’acceptation que cette vie a le pouvoir de se terminer en conservant tout son Sens. La joie amoureuse (dans le sens de l’amour gratuit, agapan) ne peut être que solidaire. La solidarité est un art. La grande majorité des humains ont besoin de solidarité pour vraiment tâter du bonheur de vivre. Les poètes comme la majeure partie des artistes demeurent d’exceptionnels agents de solidarité sociale. Une vision strictement utilitariste ou consumériste de l’existence ne peut que mener à la tristesse, au déni ou à différentes formes de narcissisme dangereux, ce qui ne peut que perpétuer et accentuer les évidents dégâts causés aux différents environnements planétaires.

Si la science a contribué au bien-être physique de milliards d’individus depuis quelques siècles, il faut considérer que c’est la vie poétique qui causera la perpétuation du bien-être psychique des individus. Ce n’est que dans l’amalgame parfait des sciences et des arts que les différentes sociétés humaines pourront se considérer en relative « santé ». Et la santé ne veut pas dire « absence de maladie » ou « a-mortalité ». La santé, physique, psychique et spirituelle, demeure liée à la sérénité, celle qu’ont toujours enseignée les plus grands sages de l’Histoire humaine. Et ce n’est que grâce à cette sérénité que malgré les inéluctables agressions subies et endurées, le mot « transcendance » sera préservé. Transcendance liée à l’envol et au vol de l’âme.

 

Il a fait ses études en médecine, puis a enchaîné avec un doctorat en littérature et une maîtrise en philosophie : non, Jean Désy n’a pas peur des livres! Auteur, humaniste, poète et nomade, il arpente le territoire depuis trois décennies, créant des liens avec la nature, apprenant à connaître les autres peuples. Parmi les nombreux romans, nouvelles, essais et récits qu’il a publiés, on souligne particulièrement L’accoucheur en cuissardes, Non je ne mourrai pas et La route sacrée. Récemment, il faisait paraître L’irrationalité nécessaire, un vif plaidoyer pour que la poésie et l’intuition trouvent une place de choix dans notre société, livre qui plaira à ceux que le texte ci-dessus interpelle.

Photo de Jean Désy : © Laurent Theillet

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