Si nous voyons, comme tout le monde, l’orage qui approche, la lumière du jour qui se lève, l’arbre, ses feuilles et les oiseaux, ainsi que toutes choses que des millions d’années d’adaptation nous font voir dans telles longueurs d’onde de la lumière et dans telle hiérarchie d’importance liée à notre survie, il y a une différence fondamentale dans la manière de voir. La sensibilité, l’éducation, les gènes, la culture et les intérêts d’une personne conditionneront son unicité et orienteront ses antennes perceptives sur le monde que l’on habite.

À partir de quand ce regard, sur le réel qui nous entoure, a-t-il possédé la liberté et la capacité de s’orienter ailleurs que vers les éléments strictement utiles à sa survie? Quel être a pu jouir en premier du plaisir de voir la beauté d’un coucher de soleil ou celui de sentir l’odeur des aiguilles de pin? Sans affirmer, de façon absolue, que nous serions les seules subjectivités à en être capables, les autres ne possédant ni la parole, ni l’écriture, ni la pensée abstraite, pour ce qu’on en sait, il est fort probable que ce soient nos ancêtres humains, en tout cas au moins ceux du paléolithique, qui aient laissé des traces le démontrant par des représentations dans des objets et l’art pariétal, entre autres. Il y a de bonnes chances, qu’après ou pendant la cueillette ou la chasse, nos ancêtres se soient recueillis devant le spectacle du monde qui s’offrait à eux. Imaginez ce monde aux forêts vierges avec ses arbres géants, sans perte totale d’écosystèmes d’origine anthropique, sans requins de la finance et sans politiciens corrompus! Imaginez un ciel si clair que même les galaxies étaient visibles, sans smog, sans pollution lumineuse, sans trafic de satellites de télécommunication! Imaginez l’eau pure des lacs et des rivières, sans pesticides et sans motomarines!

Serait-ce le paradis perdu, pleuré par ces romantiques, lointains descendants déçus de la dégradation de leur monde?

Le romantisme allemand, qui se situe grosso modo entre 1770 et 1830, est considéré par plusieurs comme le mouvement le plus révolutionnaire de l’esprit allemand. Ces romantiques étaient inspirés par la nostalgie d’un monde disparu et idéalisé. Porteurs des maux du monde naturel et dénonciateurs de la folie humaine, ils désiraient la guérison d’un monde malmené par la révolution industrielle et le rationalisme de l’époque. Leur approche liait ensemble la poésie, la science et la philosophie, comme le fait, à sa façon aujourd’hui, l’écologie dans ses différentes déclinaisons.

Sans parler ici (cela vaudrait une autre chronique…) de l’animisme des peuples premiers et de ceux du paléolithique qui vivaient avec la nature, les romantiques auraient, de façon intellectuelle et sensible, inventé un nouveau rapport à la nature qui s’entend très bien aujourd’hui : pour eux, la nature nous communique des sentiments. Serait-il possible que certains de ces sentiments, venus de cette époque, nous habitent encore? Et que certains mouvements sociaux modernes soient en fait une sorte de néoromantisme?

Si le romantisme était une réaction au rationalisme, à la société industrielle et à la destruction de la nature, l’écologisme moderne et le citoyen qui y est sensible réagissent, quant à eux, à la marchandisation de tout, à la pollution de l’environnement et à la destruction de ce qui reste de nature sur notre planète.

Si l’on retourne un peu dans l’histoire de cette lignée perceptuelle qu’est le romantisme, on assiste à des transmissions temporelles et spatiales. Par exemple, le transcendantalisme américain du philosophe Ralph Waldo Emerson, qui pensait qu’il y avait quelque chose de malsain dans la coupure de l’humain et de la Nature, et de son ami poète, Henry David Thoreau, pour qui la contemplation était un « apprentissage du regard ». Du côté littéraire, nous pouvons aussi suivre la trace laissée par John Muir, écrivain et fondateur du Sierra Club, une des plus importantes organisations de protection de la nature et, plus récemment, Edward Abbey, auteur de Désert solitaire, chef-d’œuvre beau et colérique, plaidoyer qui a su trouver des partisans pour une action de sauvegarde de la nature sauvage du désert. L’école du Montana est le dernier rejeton de cette approche philosophique de la nature, avec le Nature Writing, courant littéraire qui stipule qu’on ne pose pas la Nature autour des personnages, ou ceux-ci autour de la Nature, mais qu’ils ne font qu’un.

Que nous disent ces figures de proue du mouvement écologique? Que nous avons subi un déracinement et qu’il faut revoir comment un lien organique et spirituel peut, à nouveau, nous relier à notre environnement naturel. Selon Arne Naess, philosophe de l’écologie profonde, si la question écologique ne s’est pas arrimée durablement dans le cerveau humain, c’est que nous ne lui avons pas donné la dimension spirituelle qu’elle mérite. Aujourd’hui, le philosophe et naturaliste Baptiste Morizot propose, quant à lui, de « politiser l’émerveillement », la crise écologique étant une « crise de la sensibilité ».

La modernité, ayant mis l’individu au centre de la société, signifie que la qualité du regard porté sur la nature ne viendra que de lui, et idéalement, par la voie d’une éducation digne de ce nom : une éducation donnant une place importante au sens donné à la vie et à nos liens avec une nature plus vaste, plus puissante et plus signifiante qu’on nous l’a fait croire dans une civilisation qui a, de tout temps, opposé nature et culture.

Alors, peut-être que la négativité de notre époque pourra, à travers ce regard sensible, parfois nostalgique et mélancolique ou encore solastalgique1, réveiller un désir de voir, d’aimer et de protéger ce que nous sommes en train de faire disparaître de nature (et peut-être aussi une part de notre propre nature humaine!) sur notre planète?

Les mines qui exploitent ces nouveaux métaux rares, qui entrent dans la fabrication des piles et autres appareils électroniques, sont les nouveaux gisements pétroliers, les nouvelles mines de charbon, où, à une certaine époque, le mineur apportait un canari dans une cage, qui mourait en présence de gaz toxiques. Vu le nombre d’individus qui, dans une société de surconsommation, justifiera cette exploitation minière, nous sommes tous, sans le savoir la plupart du temps, des canaris dans la mine. Notre sensibilité physique et psychique se heurte de plus en plus sur la destruction, la pollution et l’enlaidissement de notre environnement.

Le romantisme n’est donc pas mort, il ne le peut pas vraiment, car les braises qui l’entretenaient n’ont jamais cessé de brûler. Il se transforme et vit autrement à travers des résistants qui nous rappellent l’urgence de retrouver notre pouvoir d’émerveillement, tout en voulant sauvegarder ce qui le produit.

 

Marc Boucher
Marc Boucher est l’auteur de La révolution du regard silencieux : Vouloir la beauté du monde (2022, XYZ), dans lequel il écrit « Aujourd’hui, j’ai l’intime conviction que notre capacité d’émerveillement face au réel, notre vrai pouvoir, doit être réveillé », puis s’attelle à expliquer comment y parvenir. Bachelier en sciences appliquées à l’écologie et ébéniste de métier, il a gratifié Le Devoir et La Presse de nombreuses lettres d’opinion, signées de sa plume éclairée et critique.

Photo : © Julie Artacho

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1. Glenn Albrecht a inventé ce mot pour traduire le malaise, inspiré de la nostalgie et de la mélancolie, qui affecte l’individu devant la destruction de la nature.

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