Connaissez-vous le nom d’une maison ancestrale québécoise? Le nom de l’artisan qui a fabriqué un ancien meuble? Moi, oui.

Mais je n’ai aucun mérite. J’ai grandi dans la maison John-Patton, à Montmagny, et habité la maison Bégin, dans le Vieux-Québec. Dans ces maisons, il y avait de la poterie de Cap-Rouge, des chaises Luneau, un poêle Bélanger, des cruches Farrar et Livernois… et nombre d’autres antiquités québécoises. Mais comme tout le monde, j’ai un jour quitté ces lieux pour voyager. Petit à petit, les courtepointes, laizes et tableaux anciens ont été remplacés par des marionnettes balinaises, des tapis afghans et des théières vietnamiennes. J’ai amassé mon propre patrimoine, issu lui aussi du travail artisanal, mais à des milliers de kilomètres, littéralement, des morceaux que mes parents avaient patiemment trouvés et restaurés en écumant les anciennes maisons de la Côte-du-Sud dans les années 1980.

Puis, j’ai dû « casser maison » pour mon père lors de son transfert en maison de retraite. Et assumer la tâche ingrate de disposer d’une partie de sa collection d’antiquités québécoises du XIXe siècle. J’ai été envahie par le poids immatériel des choses, tout comme je suis demeurée stupéfaite devant la perte d’intérêt pour ces meubles et objets qui avaient traversé le temps. Cette expérience a fait naître en moi un questionnement sur mon propre rapport au patrimoine et surtout, il m’a rappelé qu’il est le miroir de notre histoire collective.

Sur la surface duquel notre reflet s’efface rapidement.

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Même si peu de gens parviennent à nommer une maison ancestrale ou un artisan ayant façonné un article de notre patrimoine, tout le monde a une histoire de meuble de famille à raconter : le coffre à bijoux d’une tante, l’armoire des grands-parents, le poêle à bois sur lequel on cuisinait et qui réchauffait si bien en hiver. Ces meubles et objets, associés à un souvenir, ne sont-ils pas ceux qui construisent notre identité, puisqu’ils sont étroitement rattachés à une histoire personnelle, à la trajectoire familiale?

Mais comment sortir de cette individualité pour rejoindre le collectif?

De nos belles maisons détruites, nous entendons parler par le biais des journalistes, Jean-François Nadeau en tête qui fait le triste guet de ces disparitions.

Dans mon second roman Obsolète, l’antiquaire Marcel s’inquiète : « Ça, c’est la partie visible du problème, parce que c’est imposant, c’est gros, et une maison détruite à coups de pelle mécanique, ça se remarque. Qu’advient-il de la quincaillerie de ces anciennes demeures, des fenêtres au cadre en bois, des portes et des moulures? Des armoires à encoignure, peut-être toujours intactes? Qu’arrive-t-il avec les antiquités? Les meubles et objets, si petits? » (Stanké, 2022)

Josée Blanchette dit, à propos d’une lampe-tempête qu’elle a conservée : « C’est l’histoire d’un peuple et de ses échoueries que je préserve dans cet objet cabossé qui a traversé tous les sales temps. » (Le Devoir, « Du fanal au banc de quêteux », 28 juin 2019). Elle souligne également l’importance de la mémoire, « persuadée que les objets, non seulement portent une histoire, mais nous la racontent à leur manière et nous lient au fil ténu du sens ». Émilie Dubreuil raconte quant à elle son lien à la table de réfectoire de son aïeule : « Elle a été construite pour qu’on y mange à plusieurs, elle sait recevoir. C’est peut-être ésotérique, mais je crois même qu’elle a une âme, cette table, car elle me raconte une histoire. » (Voir, « La lumière du passé », 3 octobre 2019). Elle ajoute avec justesse : « Jamais il ne me viendrait à l’idée de la détruire, ce serait rayer les chapitres qui me précèdent — et pourquoi voudrait-on commencer un livre en plein milieu? Y a-t-il au Québec des chapitres qui ne méritent pas un certain respect? Une certaine attention? Les connaît-on seulement, ces chapitres de notre histoire? »

Comme le demande Marie-Hélène Voyer dans son excellent essai L’habitude des ruines : « Comment garder le compte de ces pans d’histoire, de ces vies, de ces mémoires et de ces savoir-faire qu’on enterre? » (Lux, 2021) Sébastien La Rocque dans Un parc pour les vivants met en scène un antiquaire qui, dans les meubles, « cherchait la marque du temps, il voulait de l’histoire, pas celle des rois ou des marquises, mais celle des petites gens, des habitants et des débrouillards, ceux qui bâtissaient pour la vie de tous les jours » (Le Cheval d’août, 2017). Ce passionné doit brader à l’encan ce qui lui reste et fermer sa boutique de la rue Notre-Dame. Ses amis lui disent : « L’histoire, c’est du passé. Tes vieux cossins ont plus de valeur. » L’antiquaire d’Obsolète pose la question : « Ceux qui pratiquent des arts traditionnels liés à leur restauration sont menacés d’extinction. Et avec la disparition […] du métier d’antiquaire en région, qui s’assurera désormais de la protection du patrimoine? »

Paradoxalement, le retour à la terre et aux savoir-faire ancestraux ne rime pas avec une meilleure conscience de notre patrimoine bâti et mobilier. Dans ce contexte, comment la littérature peut-elle aider? « J’écris parce que parler des lieux, de leurs habitants et de leurs histoires, remonter le fil de leurs époques, creuser leurs survivances et leurs fractures, c’est déjà braver leur effacement. » (L’habitude des ruines, Marie-Hélène Voyer) Il faut « redire la nécessité de préserver notre patrimoine bâti et notre patrimoine paysager, ces balises de notre mémoire extérieure qui irriguent notre mémoire intérieure ». Quant à moi, j’ai sauvé du déménagement de mon père une table de réfectoire sur laquelle nous avons tenu tant de repas familiaux. C’est sur cette table que j’écris désormais mes romans. C’est l’acte d’écrire qui m’a permis de lier si étroitement l’histoire de la collection d’antiquités de mon père à la mienne, à la nôtre.

Dans Obsolète, Marcel dit : « La chaîne patrimoniale est faite de notre humanité. » Et c’est cette humanité qu’il urge de restaurer avant que notre mémoire collective ne devienne… obsolète.

 

Alexandra Gilbert
Le retour à la maison comme prise de conscience : voilà le sujet tissé finement dans Gourganes (Stanké, 2017) et dans Obsolète (Stanké, 2022), signés par Alexandra Gilbert, autrice et conseillère sur les enjeux de paix et de prévention des conflits auprès d’affaires mondiales canada. Dans son plus récent ouvrage, l’importance de l’ancrage pour la reconstruction de soi est traitée grâce à l’histoire de Marie, qui hérite, à la mort de son père, d’une importante collection d’antiquités dont plus personne ne veut en cette ère du numérique et du consumérisme.

Photo : © Julia Marois

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