Les indignés du futur

17
Publicité

Thierry Labrosse se passe de présentation. En effet, l’illustrateur émérite est l’un des premiers artistes québécois à avoir été édité sur le vieux continent, après Cédric Loth et Pierre Montour (Atlantic City), Réal Godbout et Pierre Fournier (« Red Ketchup ») ainsi que Robert Rivard (« Pixies »). Après Big Hunters, son premier album professionnel paru en 1996 aux éditions Soleil, Labrosse fait à nouveau équipe avec le scénariste Christophe Arleston pour « Moréa », populaire série de science-fiction qui le propulse au rang d’illustrateur vedette.

L’excellence de son travail a sans l’ombre d’un doute contribué à la spectaculaire évasion européenne de talentueux artistes locaux, dont Jacques Lamontagne (« Les Druides »), Denis Rodier (« L’apogée des dragons »), Yves Rodier (« El Spectro »), Voro (« L’été 1963 »), François Miville-Deschênes (« Reconquêtes »), sans oublier Delaf et Dubuc (« Les Nombrils »).

Ses nombreux admirateurs ont de quoi se réjouir, car l’ultime volet tant attendu de « Ab Irato » est enfin arrivé en librairie. Son captivant triptyque d’anticipation, se situant à mi-chemin entre les univers cinématographiques de Blade Runner de Ridley Scott et Dans le ventre du dragon d’Yves Simoneau, raconte l’histoire de Riel Beauregard, jeune campagnard en mal de sensations fortes, qui décide d’élire domicile à Montréal, un territoire quasi inondé et gangrené. Dès son arrivée, il se retrouve bien malgré lui plongé au cœur d’une terrible crise, alors qu’un précieux vaccin de rajeunissement réservé à l’élite suscite l’indignation de la population.

Bien que se déroulant en 2111, le soulèvement populaire y étant raconté n’est pas sans rappeler les événements du printemps érable de 2012. À l’orée de grandes catastrophes naturelles et de la précipitation effrénée du capitalisme sauvage, cette fiction semble ici prendre les allures d’une réalité tristement plausible. Les dimensions sociales et philosophiques finement abordées donnent une profondeur salutaire à un genre qui, trop souvent, en manque cruellement. Ce qui n’empêche ement Labrosse de s’adonner au plaisir de croquer sur papier des femmes de tête aux courbes envoûtantes.

Ne reste plus qu’à espérer que la grande réussite de cette première série solo de Thierry Labrosse, qui fait unanimement le bonheur des amateurs purs et durs de science-fiction, engendrera d’autres projets du genre pour ce surdoué du dessin.

Cap vers le Nord
Après les poignants albums Paul à Québec et Paul au Parc, Michel Rabagliati revisite le passage de l’adolescence à l’âge adulte avec le génie que nous lui connaissons, mais aussi à l’aide d’une rédemptrice truculence après deux albums plus sombres. Loin de la recette guimauve – pour ne pas dire débile – des Dirty Dancing et autres insignifiances d’amourettes estivales d’usage, il réussit à nous faire passer du rire aux larmes en nous donnant à voir un Paul intensément amoureux, gauche, découvrant la drogue et la chair. Au dessin, l’artiste se surpasse, littéralement. Son Montréal des Olympiques de 76, son talent à croquer des tronches dignes d’André Franquin, son découpage efficace et rythmé tout en nuance et son inventivité graphique nous rappellent une fois de plus qu’il est un des grands maîtres de la bande dessinée. Et pas qu’au Québec.

L’ultime aventure
Quatrième – et ultime – édition de cet album paru il y a seize ans, Les aventures d’Hergé raconte certains moments clés de la vie du célèbre auteur de bande dessinée sous la forme de courtes saynètes. Le tandem de scénaristes (Bocquet et Fromental) et le brillant illustrateur (Stanislas) réussissent le pari fou de revisiter l’existence mouvementée du créateur de Tintin sans se heurter aux écueils du voyeurisme ou de l’anecdotique, tout en multipliant les clins d’œil à l’œuvre. Cette façon qu’ils ont d’aborder la vie d’Hergé comme une aventure du célèbre reporter à la houppette est captivante. Cette édition définitive comprend un cahier graphique qui termine en beauté une copieuse lecture.

Témoignage nécessaire
Quelques mois seulement après les attentats perpétrés à la rédaction de Charlie Hebdo, Luz, l’un des collaborateurs rescapés qui doit sa survie du fait de son absence lors des tristes événements, livre un album désorientant, où il tente à la fois de comprendre l’inexplicable, de faire face au traumatisme et de reprendre ce qu’il lui reste de vie. Un énorme mandat, et nous nous demandons bien comment il a pu s’en acquitter avec autant de pertinence, d’intelligence et de puissance. Composé de courtes bandes et d’illustrations, l’album, oscillant habilement entre scatologie, poésie et tragédie – du Charlie Hebdo pur jus –, est de loin ce qui s’est écrit et dit de plus pertinent sur ce traumatisme planétaire. Un témoignage nécessaire qui est, de surcroît, un pur chef-d’œuvre. Assurément l’album de l’année!

Publicité