Jamais de son histoire la bande dessinée québécoise n’aura fait preuve d’autant de dynamisme. Cette copieuse rentrée culturelle propose une pléthore de titres explorant différents genres et tons. En voici un étonnant échantillonnage.

L’adaptation
En plus de la transposition en cases de la pièce de théâtre Pour réussir un poulet de Fabien Cloutier par Paul Bordeleau, cette saison verra également l’adaptation du roman fantastique Aliss de Patrick Senécal par Jeik Dion, vingt ans après sa parution. L’illustrateur s’approprie fougueusement cette relecture gore d’Alice de l’autre côté du miroir de Lewis Carroll en y déployant un trait vertigineusement baroque, se situant quelque part entre l’Américain Bill Sienkiewicz et le Japonais Katsuhiro Ōtomo, et un découpage staccato, aspirant le lecteur dans ce cauchemar éveillé. Si plusieurs récits du célèbre romancier ont été portés à l’écran avec succès, l’univers décadent et décalé d’Aliss ne pouvait mieux être servi que par le 9e art, et Jeik Dion.

L’essai
Après une incursion remarquée dans l’univers de la bande dessinée avec Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner, un traité altermondialiste savamment dosé d’humour et de pédagogie de François Samson-Dunlop (Pinkerton, Poulet grain-grain), Écosociété récidive avec un essai portant sur le véganisme. À la lecture de Je mange avec ma tête d’Élise Desaulniers, qui signe la préface du présent ouvrage, la vie d’Eve Marie Gingras bascule. De carnivore, elle devient une militante de la table curieuse et passionnée. Bien qu’engagé et copieusement documenté, Comment (et pourquoi) je suis devenue végane ne cherche à aucun moment à embrigader ou à juger. L’album est plutôt un plaidoyer senti incitant à la réflexion, le tout servi par un dessin efficace.

Le journal intime
Lancées sur le Web en 2011 dans le cadre du Hourly Comic Day et publiées en ligne en français et en anglais jusqu’à sa grande finale il y a quelques mois, Les Boumeries de Samantha Leriche-Gionet, alias Boum (Capitaine Aime-ton-Mou, Nausées matinales et autres petits bonheurs, La petite révolution), ont fait l’objet de dix recueils annuels autopubliés. Si les hilarants moments du quotidien de l’auteure (parentalité, jeux vidéo, rêves récurrents de salle de bain, mésaventures de salons du livre) sont rapidement devenus un incontournable rendez-vous des internautes aux quatre coins de la planète, voilà que Glénat Québec lui consacre une série d’intégrales, dont l’initiale comprend les trois premiers tomes. Une chance unique pour le grand public d’enfin découvrir l’un des meilleurs strips humoristiques de la dernière décennie, et l’une de ses autrices les plus talentueuses.

Le patrimoine
Signe de son indéniable santé, le 9e art national s’affaire à publier des titres patrimoniaux depuis longtemps disparus ou à ce jour inédits en album. C’est notamment le cas d’Albert Chartier, doyen de la bande dessinée québécoise à qui l’on a notamment consacré une intégrale de Séraphin illustré et Onésime, deux séries phares diffusées pendant de nombreuses années dans les pages du Bulletin des agriculteurs, en plus d’un recueil d’obscurs, mais non moins savoureux strips intitulé Une piquante petite brunette. Il manquait toutefois une pièce de choix de sa bibliographie : Bouboule. Publiées dans le quotidien La Patrie de 1936 à 1937, les mésaventures du rondouillard citadin, servies par un trait élégant et un humour vif, font l’objet d’un admirable travail de restauration, le tout soutenu par un éclairant dossier signé Pierre Skilling.

L’Histoire
Radisson, 1642, Osheaga, 1642, Ville-Marie, Jacques-Cartier à la poursuite d’Hochelaga, 1792 : À main levée, La petite Russie, La femme aux cartes postales… voilà autant de titres québécois des dernières années explorant avec panache notre Histoire. Il y en a pourtant un tout aussi extraordinaire, et investissant le territoire vierge à ce jour des Premières Nations, qui n’a malheureusement pas joui d’une large distribution lors de sa sortie : Le retour de l’Iroquois, réalisé par Louis Rémillard, l’un de nos doyens de la bande dessinée nationale. Cet automne, il aura droit à un grand retour, chez la structure éditoriale Moelle Graphik, et un nouvel album intitulé Traces de mocassins paraîtra également pour l’occasion. Par le truchement de six extraordinaires récits didactiques et poétiques, l’émérite artiste nous offre un album engagé, tant du point de vue écologique — la colonisation sauvage ayant transfiguré des millénaires d’une vie en complète autarcie avec la nature — que sociologique. Une œuvre à inscrire dans les cours d’histoire offerts au secondaire, pour qu’enfin les générations futures puissent faire dûment connaissance avec les premiers habitants de ce continent, et que plus jamais le gâchis de l’homme blanc ne se répète.

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