Qu’on se le dise : quoique tout un chacun sache pertinemment qu’un livre n’est pas un morceau de vêtement, il n’en demeure pas moins que l’objet culturel par excellence est lui aussi soumis aux passions subites, aux dédains impromptus, aux curiosités avides et autres mystérieuses fluctuations des tendances. Le statut d’indémodable ou de classique, équivalent littéraire de la petite robe noire, est réservé à de rares élus pour qui cette ultime consécration s’avère le plus souvent aussi énigmatique qu’inespérée. 

La question se pose : combien de temps une nouveauté est-elle une nouveauté? L’essaim médiatique étant aussi habile à mousser le livre à paraître ou fraîchement paru que prompt à passer à autre chose une fois l’éphémère fumet de la chaleur des presses tari, il convient de se demander à quel point les livres eux-mêmes survivent lorsque s’éteint la relative phosphorescence de leur nouveauté.

Les librairies reçoivent d’office les nouvelles parutions assorties d’un droit de retour d’un an. Les quantités reçues, établies au préalable, sont le plus souvent tributaires de l’accueil escompté, du bruit potentiel que le livre fera, de la renommée de l’auteur, bien sûr, mais aussi de la présence de son sujet dans l’actualité, de la résonance de ses thèmes en regard de l’air du temps, du potentiel intérêt qu’il saura susciter au sein des clientèles institutionnelles ou encore de l’affection particulière que tel ou telle libraire lui voue. Les voies du succès étant aussi impénétrables que celles de l’Autre, nul n’est à l’abri de complètement rater le coche et plus d’un libraire s’est déjà mordu les doigts de n’avoir pas su prévoir le triomphe inattendu d’un livre. Ça fait partie du jeu.

La durée de vie utile d’une nouveauté varie, mais il serait raisonnable d’affirmer que les chances de retrouver sur les rayons un livre qui n’a pas levé chutent radicalement aussi peu que trois mois après sa parution. S’il arrive parfois que, à la faveur d’une nomination quelconque, d’une adaptation cinématographique, du décès inopiné de l’auteur ou autre, les projecteurs se braquent de nouveau sur des titres en particulier, la plupart du temps ceux-ci ne font que s’ajouter à l’écrasante majorité des livres qui n’auront fait que passer. Car les livres s’accumulent, et les nouveautés d’aujourd’hui poussent déjà celles d’hier dans l’antichambre du retour des marchandises, de façon plus ou moins différée. Il n’est ainsi pas rare qu’un titre dont la sortie fut annoncée en grande pompe et pour lequel l’enthousiasme des représentants prenait d’immenses proportions soit déclaré cliniquement mort quelques semaines plus tard, dans l’incompréhension générale, mais sans toutefois que cela crée non plus de commotion.

L’intérêt du public pour un livre est volatil et s’évanouit rapidement, tout comme l’attention dont les livres eux-mêmes font l’objet dans les médias. Si l’implication personnelle d’un ou d’une libraire peut assurément prolonger la traînée des comètes littéraires qui zèbrent le ciel de l’actualité, il n’empêche que c’est souvent à contrecœur que nous nous devons de tourner la page et de nous aussi passer à autre chose, celles-ci étant justement ce qu’elles sont. L’impératif de la nouveauté, qui s’apparente parfois à un culte dont nous sommes aussi bien les ministres que les ouailles, a tous les attributs d’un cercle vicieux que nul ne semble pouvoir ni vouloir modérer. Parce qu’il va de soi que l’arbre dont sera fait le livre qui sortira demain sera toujours plus vert que celui qui déjà voit poindre l’ombre du pilon.

Cette gymnastique du va-et-vient des nouveautés perdant successivement leur statut s’effectue en parallèle d’une tout autre danse aérobique dont le souffle est moins court : le fonds. Comme pour le ski (de fond), son déploiement est un travail de longue haleine ayant fort peu à voir avec la fureur alpine des bosses et des slaloms rythmant les sursauts acrobatiques des primeurs.

Typiquement formé d’une solide base d’incontournables auxquels se seront ajoutés divers coups de cœur, curiosités dignes de mention, classiques locaux, choix éditoriaux, mises en place et invendus sans droits de retour croupissant sur les tablettes, le fonds est ce qui distingue le plus véritablement une librairie d’une autre. Un livre doté d’une étiquette arborant l’année 2003 se trouve toujours dans la librairie de votre quartier ? Il y a une histoire derrière la présence de cet ouvrage. Car les livres qui sont le limon des librairies sont le plus souvent arrivés là sans filet, en dehors du carcan des nécessités commerciales, par pur amour, chastement invités à venir teinter l’esprit du lieu. C’est là toute la différence entre les livres que nous devons avoir et ceux que nous voulons tenir, qui sont aussi ceux auxquels nous tenons.

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