Chaque été, j’aime tout oublier en disparaissant pendant plusieurs jours dans la réserve de Matane au cœur des monts Chic-Chocs. Je ne me lasse pas de savourer la solitude immense du mont Blanc, du pic des Disparus, la majesté tordue du mont Nicol-Albert, la beauté sans nom des prairies alpines, la douceur du vert pâle des graminées sauvages mêlée aux touches plus foncées des épinettes qui semblent éternelles. Je reste souvent des heures à contempler la splendeur des krummholz, ces arbres desséchés qu’on trouve souvent près des sommets, quand il n’y a plus rien autour, que le vent cesse un instant et laisse percer soudain le sifflement des aigles dans les hauteurs. Ce silence, cet espace et ces forêts sont ce qui reste de plus précieux sur terre. Mais justement, l’été dernier, en regardant attentivement la carte de la région, j’ai été saisi par un fait troublant : je me suis rendu compte qu’il n’y a presque plus que des noms français et anglais dans la réserve de Matane. Il y a bien les monts Matawees et Ala’sui’nui, qui signifie en mi’kmaq « le mont des voyageurs », un clin d’œil aux coureurs des bois de jadis, et bien sûr « Chic-Chocs », « la barrière infranchissable ». Mais pour l’essentiel, la toponymie de la réserve présente une mer de Fafard, Nicol, Beaulieu, Bérubé, Bayfield, Coleman, Fortin, etc.

Or, comme on l’apprend en lisant le merveilleux essai Nta’tugwaqanminen — Notre histoire : L’évolution des Mi’gmaqs de Gespe’gewa’gi (PUO, 2018), nous sommes pourtant en plein cœur du Gespe’gewa’gi, le sixième district du Mi’gma’gi que nous appelons communément « La Gaspésie », sans nous douter que nous prononçons un très vieux mot aussi tordu dans notre bouche qu’un krummholz sur le sommet du mont Blanc : ce mot signifie « le dernier territoire » ou « le bout de la terre ». La ville même de Matane par laquelle nous accédons à la réserve signifie « la mer », Mtn. Au début du XXe siècle, nous avons enseveli toute une toponymie millénaire sous nos noms européens. Il ne reste de cet ensemble de noms anciens que leurs déformations francisées ou leurs traductions littérales : Ipsigiag (Pasbébiac) : lagon; Maqtawapkskek (caps Noirs) : falaises noires; Maskwe’sa’qamik (Pointe-à-Bouleau) : bouleau blanc. Ce « génocide culturel », comme le nommait le géographe Henri Dorion, a fait en sorte que même la forêt la plus profonde de Gaspésie porte maintenant des noms français ou anglais et que le territoire a perdu sa résonance d’un tambour millénaire qui résonnait au cœur des montagnes des milliers d’années avant le contact avec les Européens; 9 000 ans plus précisément, comme nous l’apprend ce livre collectif, qui veut faire connaître l’histoire, les mots, les coutumes, les territoires et les motivations écologiques du peuple mi’gmaq.

Il est essentiel que des Autochtones prennent aujourd’hui la parole pour nous raconter la forêt dans leurs mots, selon leur culture, leur tradition orale, leur manière ancestrale de survivre, non seulement pour eux-mêmes, pour que la transmission se fasse aux plus jeunes, mais aussi pour que les allochtones comprennent, grâce à ces écrits d’un nouveau genre, ce qu’est une forêt d’ici gardée depuis des milliers d’années par les Nations autochtones en prenant bien soin de n’en jamais gaspiller les ressources et d’en respecter l’esprit millénaire. C’est pour ces raisons que Raphaël Picard, ancien chef innu de Pessamit, raconte cette tradition de la migration annuelle dans le premier tome d’une trilogie intitulée Nutshimit : Vers l’intérieur des terres et des esprits (Atikupit, 2019). Dans une langue française mêlée d’innu-aimun, on y suit la transhumance humaine que la tradition innue connaissait depuis des milliers d’années qui, après l’été passé le long du grand fleuve ou de la mer, la faisait refluer l’hiver loin vers l’intérieur des terres pour se nourrir du gibier en suivant les prescriptions des rêves de leurs chefs et de la tente tremblante (kushuapeshakan). Ce roman d’apprentissage version innue montre à l’œuvre le savoir-faire d’un peuple qui connaît son territoire (Nitassinan) pour avoir arpenté de ses propres jambes depuis la nuit des temps cet « espace vital, source de survie, manière de vivre et croyance absolue » que les Innus appellent le Nutshimit.

Grâce à ces livres essentiels, la mémoire des réalités autochtones d’Amérique du Nord nous revient peu à peu depuis quelques années, non sans que la chape de plomb du colonialisme ne soit mise en cause dans cet oubli séculaire qui nous fait passer dans la bouche chaque jour, sans que l’on s’en avise trop, des mots autochtones aussi banals que « Québec », « Canada », « Ottawa ». Comme le montre avec éloquence Dalie Giroux dans L’œil du maître : Figures de l’imaginaire colonial québécois (Mémoire d’encrier, 2019), se contenter de blâmer la loi fédérale « sur les Indiens » n’est clairement pas suffisant pour comprendre la réalité des Premiers Peuples du Québec, qui touche à ce que Richard Desjardins appelle, en parlant des Algonquins (Anichinabés) dans Le peuple invisible, un « ethnocide » — qui va toujours de pair avec un écocide. La langue riche de Dalie Giroux, ses recherches historiques et juridiques impressionnantes, son audace interprétative, et surtout sa relation profonde à la pensée de Georges Sioui, le grand penseur wendat, font en sorte que l’histoire du Québec, celle de son territoire, de ses forêts, change de sens soudain et devient celle d’un peuple euroaméricain qui a été certes lui-même colonisé, mais qui a aussi colonisé les Premières Nations et les Inuits à sa façon, parfois douce, parfois violente, en devenant « maître chez [lui] ». Dalie Giroux a le courage de soulever la question du colonialisme québécois en pointant l’œil du maître pour le crever, dit-elle en fin de parcours, dans un geste à haute teneur œdipienne qui dramatise aussi un conflit de générations grâce auquel doit avoir lieu ce débat sur la suite du monde pour les Autochtones, pour les forêts et pour le Québec en entier finalement.

BIOGRAPHIE
Écrivain, éditeur et professeur, Étienne Beaulieu dirige les éditions Nota bene et a cofondé les cahiers littéraires Contre-jour. Comme essayiste, il a notamment signé Splendeur au bois Beckett, un essai littéraire qui s’articule autour d’une forêt en plein cœur d’une cité, à Sherbrooke. « La forêt Beckett n’est pas une forêt quelconque : c’est un symbole bien réel de ce que doivent être à l’avenir les manières de développer les territoires tout en laissant à la flore et à la faune de larges couloirs de verdure », en dit l’éditeur.

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