De la figure jadis honnie du Moyen Âge jusqu’à celle de fière féministe d’aujourd’hui, la sorcière a pourtant bien peu changé malgré les années. Elle ne doit rien à personne, écoute son intuition, s’extirpe des dogmes sociaux. Voilà pourquoi elle effraie tant. Ses apparitions en littérature sont nombreuses, protéiformes et occupent tous les spectres d’une personnalité qui parfois se veut malveillante, mais bien souvent affable. Si Hermione, Médée, Mélisandre, Samantha, Morgane et bien d’autres ne sont pas de notre sélection ci-dessous, ce n’est que la preuve que les sorcières intéressantes sont bel et bien nombreuses dans nos bibliothèques et que plusieurs découvertes restent encore à faire.

Tituba : sorcière ou esclave?
Dans Moi, Tituba sorcière…, de Maryse Condé (Folio)
Tituba est une esclave noire, née d’un viol commis par un marin anglais sur un bateau négrier. Si l’Histoire a retenu son nom, c’est qu’elle fut l’une des premières à être appréhendées pour sorcellerie lors du fameux procès de Salem, en 1692. L’écrivaine Maryse Condé donne voix à cette femme en retraçant son histoire, en réhabilitant sa mémoire dans une biographie fictive. Le chemin qui a mené Tituba jusqu’à la prison de Salem — où elle sera oubliée, deux ans durant, jusqu’à l’amnistie générale — a été ponctué par la mort de sa mère, sa rencontre avec sa mère adoptive (une guérisseuse qui l’initia aux secrets des plantes, aux mystères des onguents et à la portée des sacrifices), son mariage avec l’esclave John Indien, puis leur vente, à tous les deux, à un pasteur de Boston qui les entraînera dans le petit village de Salem, dont la cohésion sociale est maintenue par les forces de l’Église jusqu’à ce que l’hystérie collective frappe et que les accusations fusent. L’histoire est tragique et envoûtante. En se basant sur les rares traces écrites relatant cette histoire, Maryse Condé rend hommage à ces victimes — noires, femmes, privées de leur liberté — en redonnant chair à Tituba.

 

Mélusine : l’éternelle apprentie
Dans la série Mélusine, de Clarke (Dupuis)
Mélusine, éternelle jeune apprentie sorcière dégourdie et dont les cheveux roux marquent encore plus son unicité, est l’héroïne éponyme d’une série-fleuve de BD destinées principalement à la jeunesse, parue pour la première fois en 1992 et qui a toujours cours. Sous un trait simple, le lecteur découvrira l’univers amusant de cette mignonne, qui apprend tant bien que mal à peaufiner ses tours de magie alors qu’elle est une jeune fille au pair dans un château de Transylvanie, lequel est sous la gouverne d’une épouse fantôme qui a mauvais caractère et dont le mari, un vampire, est pourtant plutôt sympathique. Si le tout peut passer pour une parodie des principales caractéristiques rattachées au personnage mythologique de la sorcière, c’est que l’ambition de l’auteur, Frédéric « Clarke » Seron, est de justement tirer quelques sourires, voire rires, à son lecteur en se jouant des lieux communs.

 

La sorcière de Michelet : réhabiliter la femme innocente
Dans La Sorcière, de Jules Michelet (Folio)
Il est impossible de parler de la figure de la sorcière sans nommer l’ouvrage intitulé La Sorcière, signé par l’historien Jules Michelet en 1862. Dans un texte anticlérical et féministe en avance sur son époque, Michelet fait de la sorcière médiévale non pas une figure négative, mais au contraire, une figure de rébellion, réhabilitant par le fait même l’image de cette marginale. À la suite d’un droit de cuissage obtenu par le seigneur — un viol, donc — son héroïne, qui était déjà sensible à la nature et aux traditions anciennes, s’enfuira dans la forêt, d’où elle sera crainte, et où elle pactisera avec Satan, lui aussi décrit beaucoup moins sévèrement que dans les ouvrages de l’époque, devenant ici plutôt un révolté romantique. La sorcière y est décrite comme érudite, connaissant les sciences, les accouchements, les dessous de la mort… mais aussi comme une femme sensuelle, innocente et accusée à tort par la société.

 

Circé : la femme fatale
Dans L’odyssée, d’Homère (Folio)
Le pouvoir de séduction : voilà peut-être la faculté la plus ancestrale associée aux sorcières. Des femmes qui savent duper les hommes, concocter des philtres et les ensorceler pour leur simple plaisir, n’est-ce pas d’une dangerosité sans nom? Circé, qu’on retrouve dans de grands textes classiques tels que La métamorphose d’Ovide, L’Énéide de Virgile et L’odyssée d’Homère, possède justement ce pouvoir grandiose. Mais Circé est-elle déesse, magicienne ou sorcière? Nous laisserons Simone de Beauvoir nous orienter : « La femme qui exerce librement son charme : aventurière, vamp, femme fatale, demeure un type inquiétant. Dans la mauvaise femme des films de Hollywood survit la figure de Circé. Des femmes ont été brûlées comme sorcières simplement parce qu’elles étaient belles. Et dans le prude effarouchement des vertus de province, en face des femmes de mauvaise vie se perpétue une vieille épouvante. » (Le deuxième sexe, tome 1). Cette femme insulaire nommée « déesse aux cheveux bouclés » sous la plume homérienne fait craindre le pire à Ulysse : « Tu m’invites à monter sur ton lit mais c’est pour m’enlever, lorsque je serai nu, ma virilité! », dira-t-il à celle qui s’oppose à la vertueuse Pénélope, mais avec qui il aura pourtant de très nombreux enfants… Sorcière par extension, donc, par son pouvoir de séduction, par sa capacité à transformer les hommes en porc ou en lion, Circé mérite qu’on relise plusieurs classiques pour l’y retrouver.

 

La méchante sorcière de l’Ouest et Glinda : « Êtes-vous une bonne ou une méchante sorcière »?
Dans Le magicien d’Oz, de L. Frank Baum (Librio)
Si la culture populaire possède de la sorcière l’image d’une femme arborant un chapeau pointu, ayant une peau verte et un nez crochu, c’est en partie la faute au film de Victor Fleming, sorti en 1939 et adapté de l’œuvre de L. Frank Baum : Le magicien d’Oz (qui se décline d’ailleurs en quinze volets et non en un seul!). C’est également en raison de cette œuvre que l’on cherche à savoir si une sorcière est bonne (comme Glinda, belle jeune rousse aux yeux bleus) ou mauvaise (comme The Wicked Witch of the West, décrite comme infirme, myope, édentée, malpropre et misérable). Fait intéressant : dans Réveillons les sorcières!, Pam Grossman explique que Baum aurait puisé plusieurs de ses inspirations dans les luttes abolitionnistes de sa belle-mère, qui manifestait une haine contre l’oppression et des opinions féministes. On y apprend aussi que le concept de la bonne sorcière tiendrait ses assises dans un traité signé en 1893 par sa belle-mère, où elle explique que l’assujettissement de ses contemporaines est comparable à la chasse aux sorcières en Europe… Pour les curieux, on vous conseille également de plonger dans Wicked : La véritable histoire de la méchante sorcière de l’Ouest (Bragelonne), où l’auteur contemporain Gregory Maguire s’est amusé à donner un passé, des émotions, des motivations propres à ce personnage central — bien que peu présent — de l’œuvre de Baum.

 

Baba Yaga : la sorcière russe
Dans Contes de Russie, d’Ivan Yakovlévitch Bilibine (Actes Sud Junior)
Elle vit dans une isba surmontée sur des pattes de poulet, vieille demeure campagnarde qui tourne et tourne sur elle-même tant et aussi longtemps qu’une formule magique n’est pas prononcée pour l’arrêter. Elle se déplace dans un mortier pour épargner sa jambe de bois, effaçant ses traces de quelques coups de balai bien placés. C’est la Baba Yaga, sorcière traditionnelle des contes russes. Si elle est souvent décrite par l’auteur Ivan Yakovlévitch Bilibine comme une vieille femme très laide et méchante — c’est le cas dans Vassilissa-la-très-belle —, elle est aussi parfois présentée comme une magicienne bienveillante, comme dans l’histoire de Finist Fier Faucon. Souvent, la vieille s’exclame en grognant « Pouah, pouah, ça sent la chair fraîche! » lorsqu’elle croise un humain… Mais elle a ceci de particulier qu’elle se révèle souvent un adjuvant pour le protagoniste, lui offrant un cadeau ou un conseil qui lui permettra de poursuivre sa quête. Pour découvrir ce personnage folklorique fascinant, plongez dans Contes de Russie, chez Actes Sud Junior, où Ivan Yakovlévitch Bilibine nous gracie en plus de ses fascinantes illustrations.

 

Kiki : celle qui s’envole pour s’autonomiser
Dans Kiki la petite sorcière, d’Eiko Kadono (Ynnis)
Kiki est le personnage principal d’un roman pour la jeunesse qui s’est taillé une place parmi les best-sellers du Japon, dès sa sortie en 1985. Écrit par Eiko Kadono, qui reçut d’ailleurs en 2018 le prestigieux prix Hans Christian Andersen, ce récit de formation présente une jeune fille de 13 ans, rêveuse et espiègle, dont l’esprit a la malencontreuse tendance à se disperser dès qu’elle enfourche un balai. Dans cet univers, après trois ans de formation auprès d’une sorcière, les jeunes filles doivent s’envoler avec leur chat noir pour s’établir dans une nouvelle ville où nulle sorcière ne vit encore et y faire leurs preuves. C’est auprès de sa mère, qui concocte dans une grosse marmite de cuivre des remèdes contre les éternuements et qui vole avec brio, que Kiki fit sa formation. Dès les premières pages, on suit le départ de la petite sorcière vers l’avenir qui l’attend. L’adaptation que les studios Ghibli ont faite de cette œuvre, sous la direction de Miyazaki, en explique en partie le succès international. Pourtant, l’auteure, insatisfaite des remaniements proposés, a failli faire avorter le projet. Mais le tout est sorti en 1989 et le succès du film poussa l’auteure à écrire cinq tomes supplémentaires, nous présentant ainsi sa protagoniste non plus seulement à la tête d’un service de livraison volant, mais vieillissant, vivant ses premières amours et découvrant même la maternité!

 

Les « weird sisters » : les sorcières aux répliques ensorcelantes
Dans Macbeth, de William Shakespeare (Folio)
Dès 1606, la pièce Macbeth est jouée dans les théâtres anglais. Cette œuvre de William Shakespeare met en scène un trio de sorcières qui, plus d’un demi-millénaire plus tard, fait encore parler de lui : les trois femmes, aussi nommées « weird sisters », frapperont l’imaginaire par leurs répliques à la sonorité tapante et à la poésie étrange, dont « Double, double, toil in trouble;/Fire burn and cauldron bubble » ou encore « When shall we three meet again/In thunder, lightning, or in rain?/Fair is foul and foul is fair/Hover through the fog and filthy air ». Ces sorcières, dès l’acte 1, endossent le rôle de prophétesse et prédisent l’ascension de Macbeth à la royauté. Mais l’ambiguïté de leurs propos subséquents créera un piège dans lequel le héros tombera, tout en contribuant à donner un esprit inquiétant et une tension diffuse dans la pièce. Maintes fois adaptée au cinéma (notamment par nuls autres que Welles, Kurosawa, Polanski et Coen), cette pièce s’est tissé une place dans l’imaginaire collectif et y a déposé les répliques des sorcières. Même Ray Bradbury a fait de l’une d’elles le titre d’un de ses romans, en hommage au grand dramaturge, « Something wicked this way comes », traduit en français sous le titre La foire des ténèbres.

 

La sorcière d’Hänsel et Gretel : l’anthropophage des bois
Dans Hänsel et Gretel, de Grimm (Folio)
Dès l’enfance, c’est par les contes traditionnels que le personnage de la sorcière fait son apparition dans notre imagination. Et qui parle de contes parle principalement de ceux réunis par Grimm, Perrault ou Andersen, où les sorcières sont légion. Dans leurs histoires, la sorcière a souvent un rôle d’opposante : elle se fait fourbe, habite souvent recluse en forêt, est vilaine, marâtre, voleuse ou anthropophage. Cette dernière caractéristique est notamment celle de la sorcière d’Hänsel et Gretel, chez Grimm, qui invite dans sa maison faite de sucre (de pain, de pain d’épices ou de friandises, selon les versions) les jeunes visiteurs délaissés par leurs parents qui sont déjà en train d’en grignoter les portes et murs. Son but : les dévorer. Si le point fort de cette sorcière est son odorat, son point faible est sa piètre vue, qui lui joue un tour lorsqu’elle vérifie si le petit, qu’elle engraisse à dessein de s’en faire un festin, prend tout le poids nécessaire ; elle ne voit pas l’os de poulet qu’il lui tend en guise de doigt… D’ailleurs, c’est dans un four que finira cette vilaine femme voûtée et dont le nez, crochu, est long jusqu’à son menton… Pour ceux qui aimeraient faire découvrir ce conte à des enfants, pourquoi ne pas leur proposer de jouer cette histoire, grâce à la pièce de théâtre d’une grande dramaturge d’ici : Gretel et Hansel de Suzanne Lebeau (Leméac).

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