Relire 2004

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Dire que 2004 fut une année difficile, c'est flirter avec l'euphémisme. N'était-ce pas aussi le cas en 2003 et en 2002 ? Doit-on joindre nos voix à celles de ces prophètes de malheur affirmant que l'industrie du livre, un commerce entrevu de différentes façons selon que l'on est une grande surface de « produits culturels » ou une librairie de quartier « fière de son indépendance », court inexorablement à sa perte ? Impossible de nier l'évidence de certains symptômes d'un malaise inquiétant. La tourmente affecte tous les maillons de la chaîne du livre, au Québec comme ailleurs, et l'emprise des grandes surfaces inquiète, puisqu'elle menace la diversité culturelle québécoise.

La situation de la lecture, comme le budget des bibliothèques,
ne cesse de rétrécir comme une peau de chagrin1. Quant à elle, la médiatisation de la littérature, dont la crédibilité et la pertinence auront été maintes fois remises en cause cette année, pose aussi un problème de taille : un livre, dans l’esprit des dirigeants de certaines stations de télévision et de radio, ne fait pas le poids.

Les auteurs crient famine, les libraires et les éditeurs aussi. Faut-il pour autant jeter un regard attristé sur 2004 et fermer les yeux sur de belles initiatives menées par quelques braves criant toujours, haut et fort, la vigueur de notre littérature ? Certainement pas. Portrait un brin subjectif d’une année trouble, marquée par quelques rares éclaircies.

Ce n’est qu’un début…

Depuis l’été 2003, de tous les événements ayant contribué à attiser l’inquiétude chez les artisans du livre, c’est la gouvernance de Charest qui, sans contredit, a retenu le plus l’attention. En effet, de nombreuses coupures affectant tant les libraires, les bibliothèques, les éditeurs que les salons du livre ont semé doute et colère dans un milieu déjà fragilisé par la concurrence entre « petites » et « grandes » librairies, que l’absence d’une loi sur le prix unique2 ne fait qu’alimenter. Sans compter les campagnes de publicité musclées et les prix soldés, que seules peuvent se permettre de puissantes entreprises  : le fossé continue de se creuser. Il est intéressant de se rappeler que durant les années 90, et davantage depuis le début du XXIe siècle, économistes, anthropologues et autres spécialistes du comportement du consommateur ont signalé deux tendances : le magasinage de grande surface, où le client trouve de tout à prix modique, et le retour aux boutiques offrant des produits et des services plus coûteux, certes, mais de meilleure qualité et plus personnalisés. Si la première tendance ne semble pas sur le point de s’essouffler, la seconde, elle, tarde encore à s’implanter de façon significative. À l’instar de nombreuses petites entreprises, la partie n’est donc pas encore gagnée pour les librairies indépendantes.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt au bouc émissaire. Après une sauvage gifle (35 millions de dollars de coupures dans le budget du ministère de la Culture et des Communications) du Parti libéral, aussi pointé du doigt, faut-il le préciser, sur plusieurs points (santé, éducation, privatisation des entreprises d’État), on soulignera la vive réplique du MAL (Mouvement pour les Arts et les Lettres), qui, en février dernier, déclenchait une « Alerte orange ». Ainsi, solidaires et désirant manifester leur volonté de voir les budgets culturels augmenter, les délégués de neuf organisations artistiques ont porté au bras un bandeau orange. Sur le site www.mal.qc.ca, on nous annonce qu’on veillera au grain en 2005. Afin de comprendre les enjeux réels de cette crise qui secoue le monde du livre, Le Libraire avait d’ailleurs consacré un dossier spécial à ce sujet (« La Chaîne du livre : Évitons de dérailler ! », mars 2004), dossier qui promet d’être encore brûlant au cours de l’année qui vient…

Diversité, je crie ton nom

Il serait réducteur d’imputer au seul gouvernement en place les raisons du malaise ambiant. L’annonce de l’implantation de plusieurs nouvelles succursales des librairies Renaud-Bray et Archambault a ainsi mené à l’envoi, le jour de l’ouverture du dernier Salon du livre de Montréal, d’une lettre intitulée « Cri d’alarme face à la concentration dans la librairie3 ». Signée par bon nombre d’auteurs, de libraires indépendants et d’éditeurs inquiets de « l’avenir de l’écosystème québécois », cette missive adressée à la ministre de la Culture et des Communications, Mme Line Beauchamp a créé un certain remous dans le milieu, tout en contribuant à sensibiliser le grand public au danger que représente l’homogénéisation de la lecture. Car là réside la véritable question de cette année 2004 : sommes-nous toujours capables de « lire libre » ?

Faut-il laisser à des personnalités dont le joli minois orne un autocollant apposé sur quelques rares livres élus ou à une poignée d’acheteurs de grandes surfaces le soin de choisir ce que le lectorat québécois devrait ou ne devrait pas se mettre sous la dent ? D’autant plus que lesdits acheteurs effectuent la presque totalité de leurs commandes dans la métropole, faisant parfois fi des besoins spécifiques de la clientèle des succursales en région. Là encore, le phénomène de la concentration fait mal.

Le débat est donc lancé. Dans la perspective où « tout le monde doit lire la même chose », il importe que tous s’interrogent sur les techniques de marketing employées par les plus puissants acteurs de la chaîne du livre.

Encore une fois, l’année 2004 nous aura appris qu’il serait injuste de critiquer uniquement ces initiatives, somme toute honorables. En fait, en bout de ligne, le but recherché par tous les libraires est d’amener le lecteur à consommer davantage de livres, peu importe lesquels. Et c’est très bien ainsi. Toutefois, critiquer n’est pas juger à tort et à travers, et si le monde du livre est, selon
certains, « une bizenesse de plus en plus pesante4 » ou « un commerce comme les autres5 », il ne faudrait pas imputer aux puissants tous les dérèglements du marché. Ce serait trop facile. Car pour acheter des livres, il faut avoir le goût des livres.

Le vide critique

Ainsi, on aura aussi noté, cette année, une réduction importante de la place du livre dans les médias écrits et électroniques. Triste constat. Pointée du doigt à de nombreuses reprises, la Société Radio-Canada a sabordé l’émission radiophonique Bouquinville et n’a même pas cru bon de laisser place à une émission télévisée axée sur la lecture. À ce propos, l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ) dévoilait récemment les lauréats des prix Alpha et Bêta, qui soulignent respectivement la meilleure et la pire couverture de la littérature québécoise dans nos médias. Accompagné d’une mention « peut mieux faire », le prix Alpha a été attribué au quotidien Le Devoir qui, selon les membre de l’UNEQ, « persiste et signe » malgré son peu de moyens. Quant au prix Bêta, il a été décerné à la Société Radio-Canada, radio et télévision confondues, pour la piètre importance accordée à nos belles-lettres.

Certains penseurs, comme Jacques Keable, auteur de La Grande Peur de la télévision : Le livre6, jugent inacceptable le fait que la société d’État, véhicule majeur de notre culture, agisse de la sorte. C’est donc sur les épaules de Télé-Québec, qui a fait confiance à l’équipe de M’as-tu lu ? cet automne, que reposait la tâche de rallier lecteurs occasionnels et aguerris. La réaction fut vive, et la critique, parfois acerbe. On a senti une sincère déception de la part des écrivains et éditeurs, bien entendu, mais également des lecteurs. On a entre autres accusé les animateurs-vétérinaires Lussier et Poirier de banaliser le livre, voire de bafouer la « vraie » critique en présentant, en deux temps trois mouvements, des ouvrages qui auraient, à eux seuls, mérité une émission entière. Un mariage réussi entre le livre et la télé est-il utopique ? Espérons que non. Pour en savoir plus, je vous recommande le bouquin de Jacques Keable, qui vous permettra de vous faire votre propre idée. Quoi qu’il en soit, il y aura toujours des mécontents prêts à lancer la première pierre à toutes les initiatives, aussi « commerciales » soient-elles.

À propos de première pierre, l’arrivée de M’as-tu lu ? et du très chic magazine Entre les lignes, rapidement jugé par certains trop luxueux et somme toute superficiel, a relancé un vieux débat : celui de la véritable place de la critique dans les médias. Dans un article publié dans Livre d’ici7, Robert Lévesque a décrié le glissement vers le divertissement favorisé par la majorité des médias et le manque de rigueur d’une grande partie des critiques. Ces derniers n’écrivent d’ailleurs plus des « critiques », terme galvaudé, mais des « recensions » ou des « comptes rendus ». Lévesque ajoute qu’il faut désormais être un « amuseur public » pour « parler » de livres dans la province du « juste pour rire » et qu’il n’y a plus de place pour l’analyse réelle et sans complaisance des œuvres littéraires. Le livre, enfin, n’est plus l’affaire que de « plumitifs pigistes » ignorants, toujours selon le chroniqueur. C’est un point de vue.

Notre responsable de la chronique « En état de roman » n’est pas le seul à s’indigner du traitement que la majorité des journaux, revues, radios, télés et sites Internet réservent aux livres. En voici un cas probant : dans La Presse du 14 novembre dernier, Dany Laferrière se portait au secours de Reine-Aimée Côté, récipiendaire du Prix Robert-Cliche 2004 pour Les Bruits8, et rabrouée durement quelques jours plus tôt par Didier Fessou, du Soleil. Qualifiant le propos du journaliste de « vulgaire », Laferrière n’a pas caché son mécontentement devant ce critique qui recommande à ses « choupinets » de lire autre chose pour le même prix9. Une semaine plus tard, Réginald Martel rappelait, dans les pages de La Presse, qu’il n’appartient à personne de décider si un critique, « quelle que soit [sa]compétence10 », devrait ou non aimer un livre et qu’un journaliste n’écrivait pas pour les auteurs, mais bien pour les lecteurs. Qui a raison ? Une chose est sûre, cependant : les grands quotidiens persistent à caser trop souvent la littérature entre la météo et le fait divers. En cela, M’as-tu lu ? ou Entre les lignes ne sont pas trop à blâmer.

Le livre, un objet indigeste ?

On le voit, on ne s’entend guère par les temps qui courent sur ce qui est ou n’est pas de la critique littéraire acceptable. La presse à grand tirage, avec son cortège de journalistes peu ou pas du tout lettrés , n’échappe pas aux récriminations. En 2005, il faudra donc ajouter à la liste des résolutions un certain nombre de questions importantes : qui doit donc nous dire quoi lire et comment les lecteurs d’ici veulent-ils être conseillés ? À qui appartient cette tâche ? Aux libraires ? Aux vénérables critiques ? Aux « plumitifs pigistes » ? Aux journalistes syndiqués et parfois arrogants ? À votre sympathique collègue de bureau ou à votre jolie boulangère, lectrice de nouveautés en tous genres  ? À vous de voir.

L’année 2004 a été éprouvante pour l’intelligentsia littéraire. De fait, l’annonce de la célébration de la gastronomie lors du dernier Salon du livre de Montréal en a laissé plusieurs pantois, y compris des lecteurs, si l’on se fie aux commentaires glanés au hasard pendant la tenue de l’événement. Pourtant, force est d’avouer qu’aujourd’hui, de nombreux efforts (nobles ou pas) ont été faits pour rendre le livre digeste et que la métaphore culinaire, aussi usée soit-elle, peut encore donner l’eau à la bouche… La promotion de la littérature avec un grand « L » passe, qu’on le veuille ou non, par celle de la lecture tout court. Mais à quand le livre sans cholestérol, certifié sans idéologie néfaste ou à saveur de best-seller ? Il ne s’agit pas d’être radicalement pour ou contre de telles techniques de promotion, mais bien de s’interroger avant tout sur ce qui reste de la volonté, de la part des lecteurs, de lire en dehors des sentiers battus.

De bonnes nouvelles

Car ce n’est pas le choix qui manque pour l’amateur de livres curieux, qu’il soit lecteur de La Presse, de Nuit Blanche, du Devoir, de Lettres québécoises, de XYZ, du Libraire ou d’Entre les lignes, ou encore qu’il soit un auditeur de radios dites « alternatives » comme CIBL ou CKRL — où, en passant, le livre est encore bien représenté. Malgré la controverse, on a pu découvrir des auteurs qui, sans l’appui des chroniqueurs culturels ou, tout simplement, sans le bouche à oreille, auraient été injustement condamnés au silence : Suzanne Myre (Humains aigres-doux), Sébastien Chabot (Ma mère est une marmotte), Brian Perro (Amos Daragon), Carlos Ruiz Zafón (L’Ombre du vent), Stéphane Dompierre (Un petit pas pour l’homme), Andrée A. Michaud (Le Pendu de Trempes)… Ce ne sont que quelques exemples redevables à des (re)découvertes, à la passion de lecteurs ayant partagé leur enthousiasme, et non à des prescriptions de lecture. Enfin, l’attribution du prix du Gouverneur général à Pascale Quiviger pour Le Cercle parfait (L’instant même) nous montre qu’il ne suffit pas toujours d’être connu… pour être reconnu.

Et puisqu’il est question de bonnes nouvelles, terminons ce tour d’horizon d’une année orageuse par quelques rayons de soleil. Malgré la situation alarmante de la lecture, il faut souligner le travail exemplaire du projet La lecture en cadeau de la Fondation pour l’alphabétisation, qui continue à faire parvenir des livres aux enfants issus de milieux défavorisés et à se battre contre l’analphabétisme. Saluons aussi l’essor de petites maisons d’édition très actives et qui risquent d’aller loin comme Marchand de feuilles, La Pastèque, Mécanique générale et Les Allusifs, cette dernière étant d’ailleurs de plus en plus présente sur les marchés internationaux. Les éditeurs d’ici sont, décidément, débordants d’idées, ce qui constitue un signe encourageant.

Une pensée, aussi, pour les bibliothèques de la Belle Province, durement éprouvées, mais qui continuent de réaliser de nombreuses activités visant la promotion de la lecture, de même que pour les salons du livre de toutes les régions du Québec, qui tous ont lieu d’être. Enfin, à tous ceux qui persistent à lire et à être attentifs à la vie éditoriale d’ici et d’ailleurs, qui s’impliquent, qui discutent livres et coups de cœur, bravo ! Chaque geste pour les livres, et par la même occasion pour leurs auteurs, est essentiel, maintenant plus que jamais. Après tout, malgré les règlements et les querelles de clocher entre « choupinets » courroucés, on peut dire que l’année 2004 n’aura pas été que bisbille et grincements de dents. Loin de là. Hormis des bonheurs de lecture, que nous réservera 2005 ? Souhaitons la nouvelle année placée sous le signe de la bonne entente et de la réconciliation.

1. À ce propos, la lecture de l’ouvrage suivant pourra satisfaire les curieux : Bibliothèques publiques et transmission de la culture à l’orée du XXIe siècle, Jean-Paul Baillargeon (dir.), Éditions de l’IQRC/Éditions ASTED, coll. Chaire Fernand-Dumont sur la culture, 22 $.

2. Comme c’est le cas pour leurs cousins français, les libraires québécois espèrent qu’un jour sera votée une loi sur le prix unique qui réglementera le prix des livres. Un exemple parmi tant d’autres : Costco ne pourrait plus vendre un ouvrage plus bas que son prix coûtant.

3.. Le « Cri d’alarme face à la concentration dans la librairie » est publié à la page 27 du présent numéro et sur www.lelibraire.org .

4. Didier Fessou, dans Le Soleil du dimanche 31 octobre 2004.

5. Pierre Renaud in Le Credo de Pierre Renaud : Stimuler l’appétit de la lecture, par Jacques Thériault, paru dans Livre d’ici, octobre 2004, vol. 30 no 2, page 8.

6. La Grande Peur de la télévision : Le Livre, Jacques Keable, Lanctôt, 16,95 $

7. Livre d’ici, octobre 2004, vol. 30 no 2, page 13.

8. Les Bruits, Reine-Aimée Côté, VLB Éditeur, 17,95 $.

9. Dany Laferrière in Voulez-vous baisser un peu le ton, s’il vous plaît ?, paru dans La Presse du dimanche 14 novembre 2004, cahier « Arts et spectacles ».

10. Réginald Martel dans Décerner les prix à tout prix ?, paru dans La Presse du dimanche 21 novembre 2004, cahier « Lectures ».

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