Réglementation du prix du livre: La loi de la diversité

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Il y a trente ans, le monde du livre était en ébullition. Partout, des arrière-boutiques des librairies aux bureaux surchargés des éditeurs, on sentait un vent de révolution. Le livre, enfin, allait pouvoir devenir la plus grande industrie culturelle au Québec.

L’année 1981 représente un moment charnière dans l’histoire du livre au Québec. La Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre, l’illustre Loi 51, est instaurée. Les retombées positives sont instantanées: un fort réseau de librairies indépendantes agréées se développe, offrant une vitrine unique au savoir-faire local et à la virtuosité de nos créateurs. À l’époque ministre des Affaires culturelles du Québec, Denis Vaugeois n’a qu’un seul regret: l’absence d’une réglementation sur le prix du livre dans cette loi, confie-t-il dans L’amour du livre, publié chez Septentrion.

L’heure des comptes
En trente ans, le monde du livre a changé et de nouveaux obstacles ont surgi, dont le plus important est la prolifération des grandes surfaces. Ces géants du commerce au détail ont commencé à vendre à prix dérisoires les best-sellers qu’on ne trouvait auparavant que dans les librairies traditionnelles, grugeant ainsi une part importante des revenus de ces dernières. Pourtant, ces «paradis» de la consommation n’offrent qu’un minime pourcentage des nouveautés. Ils ne valorisent en rien l’objet et ne proposent aucun service-conseil: un livre et une boîte de cure-dents y sont égaux. Le libraire indépendant n’a pas les moyens de rivaliser avec les grandes surfaces. Sur le prix, à tout le moins. Mais sur la proxi­mité, la diversité et le service, c’est différent. «Depuis plusieurs années, nous assistons à la multiplication des points de vente du livre, explique Marie-Hélène Vaugeois, libraire et présidente de l’Association des libraires du Québec (ALQ). La plupart de ceux-ci n’offrant qu’un maigre choix de volumes, les librairies de fonds sont les endroits tout indiqués pour découvrir une diversité de volumes. Avec une réglementation, le critère d’achat ne sera plus le prix du livre mais la qualité du service, donc le professionna­lisme du libraire, ce qui devrait leur permettre de rester au cœur de la vie sociale de leur milieu.» Pour chaque livre vendu, la librairie récolte une remise de 40%. Vous trouvez que c’est beaucoup? Pas du tout! Cette marge lui permet de payer le personnel, le mirobolant loyer commercial, les livres abîmés ou invendus et les frais de transport. Au final, la marge de profit se situe entre 1 et 4%, des chiffres qui feraient frémir plus d’un gestionnaire. Alors imaginez si votre librairie préférée vendait ses livres 25% moins cher, comme le font systématiquement les grandes surfaces: cela signerait sa fin, ni plus ni moins. Denis Vaugeois avait raison.

L’absence du prix réglementé dans la Loi 51 est une lacune. En 2000, le Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre, présidé par Gérald Larose, avait fait le même constat. Au grand dam de l’industrie, son rapport prônant l’instauration d’un prix unique a été rapidement mis au rancart par Agnès Maltais, alors ministre de la Culture et des Communications. La réflexion était pourtant sérieuse et fort étayée. Le prix réglementé tel que souhaité impliquerait une fixation du coût du livre par l’éditeur, comme cela est pratiqué en ce moment. Par contre, l’adoption de ce prix fixe supposerait en outre que partout dans la province, les détaillants, de la pharmacie au libraire, vendraient le même titre au même prix, avec seulement plus ou moins 5% de rabais. Il s’agirait d’un moyen efficace de reconnaître la singularité du livre, cet outil culturel d’exception. En fait, «c’est la garantie d’un réseau viable de librairies indépendantes», plaide Yves Guillet, propriétaire de la librairie Le Fureteur à Saint-Lambert. De leur côté, les membres de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) se penchent sérieusement sur cette question. Éditeur et président du conseil d’administration de l’ANEL, Gaëtan Lévesque rappelle à ce propos que «la pertinence de l’établissement d’une réglementation du prix de vente au détail du livre papier a été discutée lors d’une assemblée générale extraordinaire. […] De plus, si [les membres sont] bien informés sur les systèmes du prix unique du livre dans le monde, notre connaissance du comportement du consommateur québécois gagnerait toutefois à être affinée avant toute décision d’orientation définitive.»

Une mesure qui ne date pas d’hier
Gérald Larose, quant à lui, n’inventait rien de neuf. Le prix imposé est apparu en Europe au XVIIIe siècle.
En 1829, les éditeurs anglais instituent un prix fixe pour réagir aux immenses rabais de certains détaillants. Ils souhaitent ainsi sauvegarder les espaces de vente de livres plus «difficiles». Peu à peu, l’idée se répand, en Europe d’abord, puis ailleurs sur la planète. Aujourd’hui, la politique est implantée dans treize pays répartis en Asie, en Europe et en Amérique — cinq de plus s’apprêtent à en faire autant. Partout, le même verdict: régir le prix en vaut la peine; le livre s’en retrouve plus fort. Au cœur d’un marché hautement compétitif, les éditeurs s’assurent ainsi de proposer des prix raisonnables. À la lutte sur le prix se substituera alors une concurrence sur la qualité du service. Le client ne peut qu’y être gagnant. «Le prix réglementé est la meilleure façon de préserver la qualité du service-conseil qui est accessible et  » gratuit  » dans les librairies indépendantes, ce qu’on ne retrouve pas dans les Walmart ou Costco, soutient Georges Fraser, propriétaire de la Librairie du Portage, à Rivière-du-Loup. Ce n’est pas leur mission de faire connaître les auteurs; c’est le rôle des libraires qui investissent temps et argent pour mieux servir leurs clients.» On a d’ailleurs constaté que le coût du livre n’est pas plus élevé là où le marché est régi. À l’opposé, un ouvrage similaire coûte plus cher en Angleterre qu’en France, aux États-Unis qu’au Mexique.

Prenons par exemple le commerce du livre au Royaume-Uni, réglementé dès 1900. Or, en 1995, coup de théâtre, le régime est aboli et les conséquences, depuis, sont désastreuses. Les chaînes se multiplient, les grandes surfaces surfent sur la vague du prix réduit, les librairies indépendantes tombent comme des mouches, les éditeurs abandonnent la littérature plus pointue et les traductions. Les prix, quant à eux, montent en flèche. La chaîne du livre en est complètement déstabilisée. L’industrie américaine, elle aussi non réglementée, préfigure ce qui pourrait se dessiner au Québec dans un futur proche. Le marché est construit autour de deux méga-chaînes de librairies, de plusieurs grandes surfaces et de sites
tran­sactionnels du genre d’Amazon. Les librairies indépendantes n’y jouent qu’un rôle marginal. Les
guerres de prix sont légion; certains livres sont même vendus à perte. Mais il en va tout autrement en France et en Allemagne, deux pays dont l’industrie du livre est florissante. Grâce à la Loi Lang, votée en 1981, la France, avec plus de 2 500 librairies, s’enorgueillit d’un marché du livre parmi les plus denses et variés du monde.

Là-bas, aucun maillon de la chaîne n’est nuisible à son voisin, grandes chaînes comme librairies de quartier cohabitent en paix. L’Allemagne est un exemple à suivre; elle se distingue grâce à plus de 1 200 éditeurs et près de 7 000 librairies. Par exemple, une ville comme Munich compte 195 librairies pour 1 200 000 habitants. En comparaison, Montréal en a moins de 65 pour ses 3 millions de citoyens.La réglementation du prix du livre a encouragé la création de librairies. «En regard des expériences menées dans nombre de pays, explique Lise P. Bergevin, directrice générale des éditions Leméac, nous constatons que la pratique du prix unique s’est révélée la solution la plus simple et la plus efficace pour le soutien à la promotion et à la diffusion du livre. Au Québec, il devient urgent de prendre une décision à cet égard avant de voir s’effriter davantage le réseau des librairies. Pour des éditeurs comme nous, tous les éditeurs de littérature générale, nous ne pouvons exister, à moyenne et longue échéance, sans l’appui d’un solide réseau de librairies. Notre survie en dépend.»

L’heure des choix
Certes, la réglementation du prix n’éliminera pas la concurrence, mais les petites et moyennes
librairies pourront se battre à armes égales. Le prix réglementé, qui devra aussi tenir compte des nouvelles réalités technologiques comme le livre numérique, assurera un avenir reluisant au livre québécois, et c’est ce qui explique entre autres l’appui généralisé des gens du milieu. La jeune maison d’édition montréalaise Héliotrope fait partie des défenseurs du prix réglementé. «Parce que Walmart n’est pas et ne sera jamais une librairie, Héliotrope défend le prix unique, lancent Florence Noyer et Olga Duhamel, respectivement directrice et éditrice de la maison. C’est, pour nous, un enjeu vital. Nous défendons une littérature ouverte, qui n’hésite pas à prendre des risques, et les libraires sont nos meilleurs passeurs vers le lecteur.» Pascal Assathiany, directeur des Éditions du Boréal, est du même avis. Selon lui, «un prix réglementé préserve l’écosystème du commerce du livre et permet une saine concurrence basée sur la qualité et le dynamisme de chacun des acteurs». Enfin, pour Arnaud Foulon,
directeur des éditions Hurtubise, «le prix unique est important pour le milieu du livre afin de mieux équilibrer les forces entre librairies et grandes surfaces».

Amorcé par l’Association des distributeurs exclusifs en langue française, ce débat est donc crucial. Selon Gilda Routy, directrice commerciale de Bayard Canada et présidente de l’ADELF, «une réglementation du prix de vente des livres permettrait le maintien d’un réseau de librairies diversifié dans toutes les régions du Québec. Sans un tel réseau, il ne peut en effet exister de diversité éditoriale». Parvenir à la création d’une telle loi permettrait de favoriser la richesse et le renouvellement de l’édition et de la création, et ce, sans subventions ni bureaucratie. Car laisser la loi du marché s’incruster dans notre culture, c’est déprécier notre identité. Nos livres méritent plus de respect.

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