Se faire publier est un privilège, ici comme ailleurs, les maisons d’édition regorgent de manuscrits inédits. Parmi les autrices et les auteurs refusés, bon nombre baissent les bras, se rendent à l’évidence : beaucoup d’appelés, peu d’élus. Il reste toutefois une poignée d’irréductibles qui refusent de se soumettre aux lois du marché. De nos jours, l’autoédition est au bout d’un clic, les plateformes sont nombreuses. Nous connaissons tous l’histoire de E. L. James qui s’autoédita sur le site d’Amazon et connut un succès planétaire avec ses Cinquante nuances de Grey. Ce genre de conte de fées, relayé à profusion, donne l’impression que c’est facile. La réalité est tout autre.

Il faut une bonne dose de motivation pour aller jusqu’au bout. L’autrice Natacha Veilleux en avait une très bonne : garder en vie son grand-père malade en lui racontant sa propre histoire. Chapitre après chapitre, elle rédige les pages de son premier roman Yeux bridés et peau perlée. Alors que la santé de son grand-père décline, elle choisit l’autoédition pour avoir quelque chose à lui offrir avant de mourir, un texte métamorphosé en livre. D’autres encore le font pour protéger leur travail, comme Yves Lavertu dont la publication du Jeune Marcel Dubé et son temps est d’abord envisagée par un éditeur avant d’être refusée parce qu’un projet similaire est en cours de développement. Certains se lancent dans l’aventure par conviction, comme l’autrice Paprika et ses complices dont l’engagement social les pousse à créer un album jeunesse, La victoire du premier petit cochon, sur la fabrication de maisons écologiques en ballots de paille. Le trio croit si fort à son idée qu’il démarre une campagne de sociofinancement et rivalise d’ingéniosité pour mousser son projet. « Par exemple, nous explique Paprika, pour 65$, l’acheteur recevait un livre dédicacé et avait droit à une visite de notre maison autoconstruite en ballots de paille, à l’origine de la réécriture du conte […] Ensuite, Özan [collaborateur et graphiste] a monté un site Internet et a utilisé un plug-in de collecte de fonds pour recevoir les paiements. Ça, c’était très compliqué. » Malgré tout, plus de 160 personnes achètent le livre en prévente. Convaincus, les jeunes entrepreneurs passent à l’étape suivante et impriment 500 exemplaires pour la vente en librairie et en ligne.

Enfin, il y a ceux et celles qui voient l’autoédition comme une nouvelle manière de penser le livre. C’est le cas de Possibles éditions, collectif dirigé par Catherine Langlais. À l’ère du numérique, iels ont décidé de fabriquer leurs livres à la main, d’en faire de beaux objets. « Pour réaliser Terres de Trickster, nous avons acheté des presses offset (et tout ce qu’il faut pour produire les plaques d’impression) et la relieuse-couseuse, et toutes les autres machines (plieuse, scoreuse, massicot, etc.) pour la production artisanale des livres […] Notre ligne éditoriale se décline d’abord à partir de la volonté de faire entendre les voix inaudibles, marginalisées […] Cela s’ancre dans une pratique alternative de l’édition et surtout de la fabrication des livres, pensée comme lieu de création de liens sociaux — puisque les productions sont collectives et les auteurs invités à contribuer à la matérialisation de leur parole […] On peine à avoir le rayonnement nécessaire pour être admissible aux subventions du Conseil des arts du Canada et de la SODEC », nous explique l’éditrice.

Mélissa Thériault, professeure en philosophie à l’Université de Trois-Rivières, s’intéresse de près à l’autoédition. Elle a d’ailleurs écrit un article dans La Gazette de la Mauricie intitulé Éditer autrement. Son carnet Entreprendre des études supérieures? connaît un vif succès. Elle met en garde les audacieux : « Ça demande un investissement de temps vraiment considérable […] L’autre piège à éviter est de choisir, lorsque vos moyens financiers sont limités, l’industrie florissante de “l’autoédition accompagnée” où on vous offre des forfaits pour vous aider à produire votre livre […] Ces services permettent d’arriver à un produit d’une indéniable qualité professionnelle, mais sont très onéreux. Par contre, je les recommande vivement pour des projets collectifs privés », nous explique Mélissa qui, pour sa part, préfère utiliser des plateformes gratuites sur Internet. « Il y a des coquilles et des erreurs de débutant, mais ce n’est pas grave. »

Il y a beaucoup d’étapes à prévoir du fichier Word à l’objet papier, entre autres la manutention. Qu’on utilise la poste, via un site de vente en ligne, ou qu’on frappe aux portes des librairies, c’est beaucoup de travail et d’imprévus. À titre d’exemple, Mélissa s’est rendu compte qu’une différence de six grammes par colis augmentait considérablement ses frais de poste. Il faut avoir la fibre entrepreneuriale, aimer apprendre de ses erreurs. Pour l’autrice et professeure en philosophie, le phénomène est appelé à prendre de l’ampleur. « Plus récemment, des plateformes ont permis à des plumes de regrouper leurs textes afin de rejoindre des publics extérieurs à leurs réseaux respectifs (ShortÉdition ou WattPad, par exemple) ou encore de vivre de sa création par l’appui direct d’une communauté de mécènes (Patreon) », écrit-elle dans son article Éditer autrement.

L’autoédition demeure une pratique marginale et souvent éphémère. Catherine Langlais conclut : « Malgré notre volonté pour nous doter d’une structure solidaire avec toutes les autres petites maisons d’édition (réseau de distribution unique, mise en commun des énergies et ressources pour aller dans des salons du livre, par exemple), les contraintes financières et le manque de temps empêchent la mise en place d’outils qui nous aideraient à faire une meilleure place à la microédition dans le marché québécois. » Mélissa Thériault est plus optimiste : « La démocratisation des outils éditoriaux fait qu’il sera désormais relativement facile et économique de s’autoéditer, que ce soit en format numérique ou papier. Je crois que certains projets autoédités pourront faire connaître des auteurs et autrices qui n’auraient pas pu s’inscrire dans le circuit traditionnel. Mais ça ne rendra pas le succès plus facile, ça n’allégera pas la charge de travail requise pour arriver à un produit de qualité. »

Alors que la littérature québécoise connaît un essor sans précédent, il y a fort à parier que l’autoédition jouera un rôle clé dans l’évolution qui attend le monde du livre au cours des prochaines années. La BAnQ a publié sur son site Un petit guide de l’autoédition au Québec rempli d’informations utiles. Passer d’une bonne idée à sa réalisation demeure une des expériences humaines les plus satisfaisantes qui soit.

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