Prendre le crachoir

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Salon du livre oblige, alors que je soupais l'autre soir en compagnie de libraires et de collègues de la radio, il fut question de la valeur de la parole des écrivains ainsi que de l'obligation qui leur est faite de prendre la parole dans l'Agora sur leurs œuvres et sur le monde dans lequel ces œuvres s'inscrivent.

Il faut dire qu’avec la polémique entre la romancière Marie NDiaye, lauréate du Goncourt 2009, et le député Éric Raoult, maire du Raincy, l’actualité littéraire de l’automne nous invitait à aborder ce sujet. Rappelons que lors d’une entrevue accordée aux Inrockuptibles avant l’attribution du Goncourt, l’écrivaine a qualifié de «monstrueuse» la France de Sarkozy et expliquait qu’elle avait émigré en Allemagne avec conjoint et enfants, «juste après les élections, en grande partie à cause de Sarkozy», ajoutant même qu’elle trouvait «détestable cette atmosphère de flicage, de vulga­rité». À l’heure d’un débat houleux sur l’identité nationale en France, la sévérité de ces propos ont valu à NDiaye un rappel à l’ordre du député de l’UMP qui, dans une question adressée au ministère de la Culture, estimait que «le message délivré par les lauréats (du prix Goncourt) se doit de respecter la cohésion nationale et l’image de [la France]». Il invoquait le «devoir de réserve» qui incombe aux écrivains primés par les institutions françaises.

Si, dans un premier temps, plusieurs intellectuels se sont demandé d’où le député outré tenait cette idée du «devoir de réserve» que devraient observer les récipiendaires de l’un ou l’autre des prestigieux prix
annuels hexagonaux, on a par la suite déploré que le ministre interpellé, nommément Frédéric Mitterand, ait choisi de ne pas arbitrer cette polémique. Cela est d’autant plus étonnant que Mitterand n’avait pas hésité à intervenir pour défendre le cinéaste Roman Polanski, arrêté en Suisse dans les circonstances que l’on connaît. Selon Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008, cité dans L’Express, c’est «d’autant [plus décevant] que lorsqu’il s’est trouvé en situation embarrassante (concernant son livre La mauvaise vie), la plupart des artistes l’ont soutenu avec courage».

En somme, les États démocratiques reconnaissant à l’ensemble des citoyens la liberté de pensée et de parole, pourquoi le député Raoult revendique-t-il une sorte de censure pour les écrivains? À notre connaissance, les prix comme le Goncourt ne sont pas assortis d’un bâillon. «Nous ne sommes pas des préfets, nous ne sommes même pas des ambassadeurs, c’est stupide, renchérissait Gilles Leroy, prix Goncourt 2007, lui aussi interviewé dans L’Express. C’est vouloir faire taire l’écrivain, ce n’est pas nouveau. Avec la suspicion, en plus, que l’écrivain voudrait trahir son pays. On aimerait pouvoir dire que cette France-là va très bien, mais non, elle ne va pas très bien.»

De Voltaire à Zola en passant par Hugo, l’histoire littéraire française est pourtant riche en exemples d’écrivains qui se sont opposés à l’État et se sont battus pour la liberté d’expression, un principe fondamental. Évidemment, on aime penser que la censure exercée chez nous par le clergé ou le pouvoir politique, au vu et au su de tous, est aujourd’hui affaire du passé. Sans doute est-ce oublier que cette
censure peut prendre des formes moins évidentes, plus perverses, comme le mépris manifeste de certains dirigeants pour les écrivains et les artistes en général. Ce mépris se traduit par certaines décisions politiques visant à étouffer toute dissidence, toute dérogation à la norme bien-pensante en privant certains milieux de soutien financier public adéquat, en l’encou­rageant subtilement à se soumettre à l’idéologie dominante. Or, si l’on en croit Camus, «toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme».

Entre l’engagement militant d’un Camus et le retrait dans le parfait anonymat d’un Ducharme, il va sans dire que plusieurs avenues s’offrent aux hommes et femmes de lettres. Libre à chacun et à chacune, selon son tempérament ou sa conscience, d’exercer sa liberté d’expression comme bon lui semble. Mais prenons gare à ceux qui voudraient remettre en question leur liberté de prendre
le crachoir.

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