Pierre Lespérance et les Éditions de l’Homme: Voici l’Homme

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Fruit de la rencontre de l'imprimeur, éditeur et libraire Edgar Lespérance et du journaliste Jacques Hébert autour du célébrissime pamphlet Coffin était innocent, publié en 1958, les Éditions de l'Homme fêtent cette année leur demi-siècle d'existence. Rencontre avec l'homme de la situation, l'héritier du fondateur qui a su mener cette barque — peut-être devraiton parler de navire amiral? — contre vents et marées au fil des cinquante dernières années: Pierre Lespérance.

Attablé à l’un de ses restos fétiches, il affiche la sérénité de l’entrepreneur satisfait du chemin parcouru envers et contre tous en cinq décennies. «Qui a développé l’intérêt pour la lecture au Québec, sinon les Éditions de l’Homme?, demande sur un mode rhétorique Pierre Lespérance. Si nous n’avions pas étendu notre distribution à l’ensemble du territoire, le livre serait resté un produit de luxe, juste accessible à l’élite. Grâce à nous, des gens en Gaspésie ont pu acheter en tabagie un livre des Éditions de l’Homme. Après, nous avons amené des Marabout, des [Robert] Laffont, etc. Et par la suite, on a vu s’ouvrir des librairies dans toutes les régions du Québec, parce que les Éditions de l’Homme ont en quelque sorte créé la demande.»

Depuis sa fondation en 1958, l’entreprise familiale que lui a léguée son père a été au coeur des transformations de l’industrie du livre d’ici, et ce, sur le front de l’édition certes (avec des gros titres tels Coffin était innocent de Jacques Hébert puis Les insolences du frère Untel de Jean-Paul Desbiens), mais aussi sur ceux de la diffusion (par le biais de l’Agence de distribution populaire) et même du commerce au détail. «J’ai acheté ma première librairie en 1961, la librairie Ducharme, qui vendait des livres anciens avec un fonds de 300 000 titres, rue Saint-Sulpice dans le Vieux Montréal, se souvient-il. Après six mois, j’ai loué un édifice sur Notre-Dame, déménagé les vieux livres sur les quatre étages supérieurs, et ouvert une librairie  » normale  » au rez-de-chaussée. Puis on s’est déplacés vers Place Versailles, on a ouvert des succursales, acheté les librairies Garneau qui étaient mal en point et, plus tard, on a fusionné en un seul réseau sous la bannière Renaud-Bray…»

Rayonnement international
Impossible d’aborder le succès des Éditions de l’Homme sans évoquer leur réussite sur le marché européen, qui débute par une modeste excursion à la Foire de Francfort en 1964. «Pour s’imposer là-bas, explique Pierre Lespérance, il fallait proposer au public des livres que les Français ne publiaient pas, comme les ouvrages de psycho-pop, un créneau dont nous avons fait une spécialité en France comme ici.» On songe à Père manquant, fils manqué de Guy Corneau, Parle-moi, j’ai des choses à te dire de Jacques Salomé, Full sexuel de Jocelyne Robert et à tant d’autres succès de librairie. «Il y a des livres qu’on a faits en pensant que le marché français serait plus preneur, mais nous n’avons jamais publié de livres spécifiquement et uniquement pour la France, poursuit-il. À l’inverse, on s’est vite aperçus que tous les titres littéraires publiés sous les labels de l’Actuelle ou du Jour qu’on avait essayé de vendre en France nous avaient été renvoyés au visage. On n’a jamais été capables de vendre nos Yves Thériault, Marcel Dubé et Cie là-bas. Il faut dire qu’il y a déjà un assez grand nombre d’auteurs littéraires sur leur marché. Et, ne nous le cachons pas, leurs tirages aussi dépassent rarement les 2000 exemplaires.»

Éditeur de livres pratiques qui ont fait école (les ouvrages linguistiques de son confrère Jacques Laurin comme Notre français et ses pièges) et de beaux-livres (l’ensemble des albums de l’historien Michel Lessard, de L’encyclopédie des antiquités du Québec à Québec éternelle), Lespérance envisage l’avenir du livre québécois avec confiance, même si le fait que son fils ait refusé de prendre la relève l’a obligé à vendre l’entreprise: «Il y a cinquante ans, le livre québécois représentait peut-être 10% de l’offre, mais c’est passé à au moins quarante. Le livre québécois est extrêmement présent dans nos librairies.»

Maîtres chez nous? L’importance des Éditions de l’Homme et des divers labels, réunis sous l’étendard de Sogides (et absorbés il y a quelques années au sein du plus grand empire de Quebecor Media) a bien sûr donné à l’éditeur-distributeur une perspective unique sur l’évolution du marché au fil des décennies. S’il n’identifie pas de rendez-vous manqués pour notre industrie encore jeune, il ne fait aucun doute à son esprit que le moment charnière de cette Histoire a été l’adoption de la loi 51 sur le commerce du livre, à l’époque du premier mandat du Parti québécois de René Lévesque. «Elle a permis aux Québécois de reprendre en main les librairies au Québec, déclare Pierre Lespérance. Et dire que le ministre Denis Vaugeois avait dû lutter contre Lévesque, parce que les Français (notamment le groupe Hachette) étaient là à faire des pressions sur le premier ministre pour que cette loi ne passe pas! Et le fait que nos librairies ont obtenu le droit exclusif de vendre aux collectivités sans octroyer de remises a constitué une belle forme de subvention à ces commerces, qui a permis à beaucoup de régions de voir ouvrir des librairies fortes et prospères, ce qui n’était pas imaginable avant. Avant ça, comment auriezvous voulu qu’une librairie survive hors des grands centres…?»

À en croire Pierre Lespérance, cette loi que bien des francs-tireurs du marché aimeraient voir disparaître n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire: «À moins que quelqu’un me démontre qu’elle ne joue plus aucun rôle, je prie pour que personne n’y touche. Bien sûr, on peut envisager de la moderniser. Mais il ne faudrait pas détruire les fondations de ce qu’on a bâti.» Cela dit, l’homme d’affaires était aux premières lignes de la réflexion sur une disposition que réclamaient de nombreux libraires soucieux de se prémunir contre la concurrence féroce que leur livrent les grandes surfaces: «J’ai pris part à cette discussion avec Lucien Bouchard. Le premier ministre nous avait dit:  » Je ne sais pas comment implanter une telle disposition. Comment pourrais- je faire avaler aux Canadiens anglais et aux Américains que demain matin, il y aurait un prix unique ici?  » Et puis, poursuit l’éditeur, l’association nationale des gros détaillants avait mis des bâtons dans les roues de l’industrie du livre, elle défendait le droit des membres de son association d’octroyer des rabais sur le livre parce que Lucien Bouchard était contre l’idée qu’on leur interdise. Il y avait des associations de consommateurs qui, elles aussi, s’y opposaient. Alors, le prix unique, ça n’a jamais passé et ça me surprendrait qu’on y arrive.» Pourtant, encore aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent en faveur d’une forme de réglementation, un «prix-plancher» imposé dans les premiers mois d’existence d’un livre. «On pourrait adopter une mesure pour diminuer la différence de prix entre les points de vente; ce serait bénéfique pour les libraires, mais juste pour eux. Le problème, c’est que l’implantation d’une telle mesure provoquerait une levée de boucliers chez des lobbys très puissants. Les associations de détaillants ou de consommateurs, c’est fort. Et les politiciens plient toujours sous les pressions de ces groupes dont ils sollicitent les votes».

Des paroles à méditer, au lendemain de compressions budgétaires qui affectent l’industrie du livre au même titre que l’ensemble du milieu culturel

ÉDITIONS DE L’HOMME
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