Notre littérature: esquisse d’un état des lieux

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L'an dernier à presque pareille date, un bref tour d'horizon de la littérature québécoise, publié par mon compère le romancier montréalais David Homel dans le quotidien Le Monde et consacré au Salon du livre de Paris, avait causé tout un émoi. Sur la question du caractère exportable, voire universel, de notre littérature, Homel y allait de quelques hypothèses, certaines avérées et d'autres contestables, qui n'ont pas eu l'heur de plaire à tous et à toutes et lui ont valu d'être cloué au pilori. Un an après, il ne serait à mon avis ni inutile ni gratuit de poursuivre froidement la réflexion sur la situation et l'avenir de notre littérature ainsi que sur l'industrie qui ne la soutient pas toujours adéquatement et efficacement.

Des constats s’imposent, certes, qu’il faudra toutefois dépasser. Prenons par exemple celui de l’exiguïté du marché et de ses conséquences. Les esprits chagrins aiment répéter que la machine éditoriale d’ici est «sursubventionnée», oubliant peut-être sciemment qu’un pays a besoin d’une bonne vingtaine de millions d’habitants pour faire vivre une littérature nationale et ses artisans. Pour parler de nos écrivains, rappelons que seul un sur dix vit de sa plume; la moyenne des ventes d’un roman est d’environ 700 exemplaires; et la moyenne des revenus annuels en droits d’auteur est de 2500$. C’est donc d’abord notre faible poids démographique qui condamne l’État à la nécessité de soutenir financièrement notre littérature qui, rappelons-le, subit la forte concurrence de la production étrangère. Pour parler de nos éditeurs, dont rares sont ceux qui roulent en Rolls-Royce, rappelons qu’ils éditent seulement 36% des livres écoulés en librairie – ce qui n’est quand même pas mal, quoique nettement insuffisant. L’ennui, c’est que, non exportable (comme le concluait Homel) ou non exportée (comme je le crois plutôt), la littérature d’ici reste coincée sur son territoire restreint, refoulée aux frontières de la francophonie par les éditeurs parisiens, qui protègent leur marché, et les éditeurs américains, qui s’y intéressent peu en raison de la barrière linguistique, mais aussi en raison de ses petits tirages. Le livre étant à leurs yeux un produit commercial comme tous les autres, soumis à la loi du plus fort, sa qualité se mesure donc au nombre d’exemplaires vendus.

Allons plus loin, donc, et ajoutons à cela que la somme des taux d’analphabétisme de base (10%) et fonctionnel (25%) correspond grosso modo au pourcentage de Québécois qui disent ne pas aimer lire (environ 30%, aux dernières nouvelles) et que nos écoles, avec leurs bibliothèques dépourvues et leur personnel enseignant pas toujours épris de littérature, semblent inaptes à communiquer à la jeunesse un goût durable pour la lecture. Combien de jeunes abandonnent leurs habitudes de fréquentation des bibliothèques et des librairies sitôt sortis de l’école secondaire ou du collège? On peut bien sûr blâmer les préoccupations dictées aux adolescents par les changements hormonaux, mais combien d’entre eux reviennent au livre, à la littérature, une fois l’âge adulte atteint?

Issu du milieu des affaires et des nouvelles technologies, l’écrivain Robert Blake (auteur du conte philosophique Le Voyage, paru aux éditions du 9e Jour, 2004), avec qui j’échangeais sur ces problématiques l’autre jour, me disait qu’il comprenait mal le manque de cohésion et de synergie de notre industrie éditoriale, dont les maillons de la chaîne donnent parfois l’impression de travailler les uns contre les autres, au lieu de multiplier les initiatives communes et profitables à chacun. Blake a raison à plus d’un titre, et je déplore volontiers avec lui la rareté d’acteurs québécois dans le réseau du livre électronique (e-book) qui se développe à l’échelle mondiale et dont on ne pourra pas longtemps faire abstraction. Cependant, j’ose me réjouir que le journal le libraire choisisse aujourd’hui de raffermir ses liens avec l’Association des libraires du Québec, que quatre éditeurs littéraires (Boréal, Fides, Hurtubise HMH, Québec Amérique) se soient unis sous la bannière du RELI (Regroupement des éditeurs littéraires indépendants) pour faire contrepoids au champion poids lourd de la convergence et de l’intégration tous azimuts qu’est devenu Quebecor. Ce sont là des nouvelles qui me semblent de bon augure pour accroître la visibilité, le prestige et le rayonnement de la littérature d’ici

Certes, en ce qui nous concerne, la partie est loin d’être gagnée. Après quelques années de progression, la littérature et l’industrie du livre québécois sont rendues à un carrefour qui impose des choix de plus en plus fondamentaux et structurants: céder avec complaisance aux pressions du marché et laisser aller la
«best-sellerisation» grandissante de l’objet littéraire, ou y opposer une saine résistance et trouver le moyen d’éduquer, de séduire, d’envoûter ceux et celles qui ne fréquentent pas nos écrivains, nos livres.

Il en va de la suite du monde, de notre monde.

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