Mon premier ministre et les livres

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Le 27 août 2014, en pleine « polémique Bolduc » sur l’achat de livres scolaires, Marie-Ève Sévigny écrivait à Philippe Couillard pour lui faire part de ses inquiétudes. Quelques jours plus tard, le cabinet du premier ministre lui répondait. Début d’une « correspondance » entre deux lecteurs.

Monsieur le Premier Ministre,

Je vous remercie d’avoir pris le temps de me rassurer, ne serait-ce que par la main de votre attaché politique  : « [V]ous reconnaiss[ez] le rôle majeur joué par les livres pour stimuler l’apprentissage chez les jeunes, et [v]otre gouvernement entend continuer à soutenir les bibliothèques scolaires ». Il est vrai qu’on se plaît à répéter partout que vous êtes un grand lecteur.

Vous avez certainement déjà lu Marie-Claire Blais. J’ignore ce que vous en pensez, mais pour ma part, son imaginaire luxuriant me procure une immense consolation : celle de voir se déployer quelque chose de plus grand que soi, tissu de férocités intérieures et d’humanisme claudicant, qu’un phrasé à nul autre pareil vient nous coudre au cœur.

C’est « l’ère Jean Charest » qui m’y a ramenée. Le cynisme de votre ancien patron était en train de me tuer, mais l’espoir de Marie-Claire Blais est venu me rapiécer l’âme. « Il faut être patient avec les choses laides », recommande-t-elle dans Tête blanche (1960), pour ajouter, un peu plus loin : « Soyez révolté, méchant si vous le désirez, criez, pleurez, mais ne vous cachez pas au fond de votre détresse comme les fous se cachent dans leur folie. » Le jeune Tête blanche, laissé à lui-même en pension, a besoin de s’abreuver à ce type de sagesse pour survivre. Il correspond avec sa mère, son amoureuse, son ancien professeur, dont l’affection et la confiance en sa valeur l’aident à grandir, à moins souffrir. Ce jeune homme farouche et torturé, que plusieurs critiques ont associé au Grand Meaulnes, pourrait consoler quantité d’adolescents d’aujourd’hui. S’ils lisaient.

***

Mais, au Québec, nous peinons à lire. Encore moins nous-mêmes. L’attrait du numérique et des nouvelles technologies a souvent été pointé du doigt pour expliquer le phénomène. En vérité, le problème est encore plus simple et dramatique : il ne se fabrique plus de lecteurs au Québec. Nos enfants cessent de lire sitôt après avoir appris à le faire.

Quarante-neuf pour cent d’analphabètes fonctionnels, vous rappelais-je dans ma première lettre. Quand même Alain Dubuc, pourtant le troubadour de la réduction de la taille de l’État, parle de « catastrophe québécoise » (dans La Presse, 11 novembre 2013), faut-il que la société distincte ait changé de saveur!

Votre action pour « continuer à soutenir les bibliothèques scolaires »? Cent-cinquante millions coupés au budget de nos écoles – avec l’exigence que l’achat de livres et l’aide aux devoirs se maintiennent sans cette enveloppe.

Monsieur le Premier Ministre, vous avez assisté à la fermeture récente des distributeurs DLM et Benjamin, aux difficultés financières d’éditeurs et de revues littéraires, parallèlement à la disparition de plusieurs librairies. Vous savez la chaîne du livre fragile. Pourtant, en commission parlementaire, votre parti s’est farouchement élevé contre l’idée d’un prix-plancher, qui faisait consensus hors de votre caucus. Maintenant au pouvoir, vous maintenez cette position.

Honnêtement, Monsieur le Premier Ministre? Je vous comprends. Pourquoi aider les petits, quand ce sont les gros qui vous financent?

***

Les sociétés les plus prospères sont les plus instruites. Partout. De tout temps. La taille de leur population n’y change rien. Les littératures islandaise, suédoise, hollandaise, flamande, catalane – pour ne nommer que celles-ci – sont le noyau de peuples parmi les plus justes, revendicateurs et riches de l’Occident, qui surveillent les abus de leurs dirigeants et se montrent sceptiques à l’égard des banques et des carcans économiques. Je vous comprends de ne pas vous en inspirer.

Quel monarque voudrait encourager des écrivains, éditeurs, libraires dont le travail déniaise la population, la rend plus ouverte face aux grands mouvements intellectuels et progressistes que sont le souci de l’environnement, l’abandon du pétrole, le développement d’une économie du savoir – l’avenir, finalement – le contrôle de politiciens qui ne font que se servir dans les poches des plus faibles en plus de dérober la richesse collective?

Depuis des décennies, il fut maintes fois prouvé que chaque dollar investi en culture est un investissement qui rapporte aux villes, aux régions et à l’État une manne de taxes, d’impôts et de retombées économiques. Je vous comprends de ne pas miser sur cette stratégie qui a si longtemps enrichi notre société. Appauvrir intellectuellement notre peuple est pour vous plus profitable, selon les grilles de votre banquier Jacques Daoust, que de nourrir l’intelligence collective de la démocratie.

Monsieur le Premier Ministre, je vous comprends d’agir en neurochirurgien de la culture, de vouloir que la pensée québécoise ne soit plus qu’un bulbe rachidien qui fait tourner la machine, oubliant que c’est sa machine. De nous scalper, de nous évider mémoire et imagination, de nous garder analphabètes – un peuple de ti-counes, incapable de comprendre les véritables enjeux qui ne sont pas des ponts, des autoroutes et des échangeurs. La lecture force à regarder loin, à comprendre ce que pense et ce que vit quelqu’un d’autre. Je vous comprends d’y voir votre pire ennemi.

Que les Québécois, selon les sondages en votre faveur, croient tous vos mensonges prouve l’énorme tragédie d’être un peuple qui ne lit plus. Un peuple sourd, aveugle et peureux, incapable de comprendre à qui il obéit, à quel prix il se vend.

Marguerite Duras prétendait qu’« écrire, c’est hurler sans bruit ». J’ajouterais qu’au Québec, cela se fait sans écho. Mais vous aurez beau nous opposer la censure de l’indifférence, nous ne nous tairons pas : « Il faut être patient avec les choses laides. »

Pour reprendre vos propos parlementaires : « Stay tuned ».

It’s a date.

 

Marie-Ève Sévigny

 

 

Marie-Ève Sévigny dirige La Promenade des écrivains. Elle est l’auteure d’Intimité et autres objets fragiles (Triptyque, 2012). Avec Chrystine Brouillet, elle vient de publier Sur la piste de Maud Graham. Promenades et gourmandises (Parfum d’encre, 2014).

Photo : © Renaud Philippe 

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