Romancière, essayiste, poète, scénariste de romans graphiques, polémiste, Margaret Atwood, 81 ans, est un monument. C’est un fait.

Cela dit, connaissant le personnage (puisqu’elle est cela, aussi) à travers ses écrits, les entrevues qu’elle accorde et les lettres ouvertes où elle émet des opinions qui suscitent la controverse, il est impossible de ne pas imaginer sa réaction en entendant cela. Elle, un monument? Un personnage? Sous ses boucles couleur acier qui tendent de plus en plus vers le fer blanc, ses traits aigus se détendraient en un sourire pointu et une lueur malicieuse allumerait son regard clair tandis qu’elle commenterait le sort que l’on sait réservé auxdits monuments.

Un peu comme dans la discussion menée par l’écrivain et essayiste Charles Foran dans l’édition virtuelle (pandémie oblige) de la Foire du livre de Francfort, où le Canada était l’invité d’honneur, elle suggère que l’homme de lettres américain Walt Whitman, quand il écrit « Je contiens des multitudes », pouvait faire référence à sa flore intestinale ; ou, quand on suggère que l’humain, s’il disparaissait de la planète, ne manquerait à personne, elle corrige : « Peut-être aux rats et aux coquerelles, nous avons amélioré leur qualité de vie. »

L’humour « atwoodien », c’est ça.

Il se pointe au début ou à la fin des réponses, pour amorcer la réflexion sur un mode léger qui lui donne, à elle, l’élan pour plonger. Ou pour désamorcer le (très/trop) sérieux au moment de clore l’explication, le commentaire, la précision, le propos. Femme de contenu, intellectuelle, formée aux sciences et à l’histoire, autrice de grands romans, Margaret Atwood peut intimider. Elle sait aussi jouer. C’est ce qui la rend aussi fascinante à lire qu’à observer.

Dans un premier temps, Charles Foran — « Charlie », pour elle ; mais lui, ne lui donne pas du « Peggy » — oriente leur échange vers l’espoir. Essentiel en ces temps de pandémie, de confinement, de séparation. De bris de cette normalité que l’on tenait pour acquise. S’il cite Emily Dickinson pour ouvrir la discussion — « L’espoir porte un costume de plumes » —, l’autrice de La servante écarlate et de sa suite très attendue, Les testaments (qui lui a valu son second Prix Booker, ex æquo avec Girl, Woman, Other de Bernardine Evaristo), prend plutôt la direction de la tenue… en peau de bêtes.

« L’espoir est inné chez l’être humain, Charlie. Il fait partie de notre nature parce que si vous n’aviez pas espoir en l’avenir, vous ne vous lèveriez pas le matin. C’était déjà le cas de notre ancêtre qui partait chasser la girafe, espérant en tuer une même si, la veille, il était rentré bredouille. Sans espoir, vous ne vous levez pas pour aller chasser. Et vous mourez de faim. La seule “raison” de ne plus avoir d’espoir, c’est si vous voulez quitter ce monde. »

Comprendre : continuez donc d’espérer. D’autant que si les temps sont durs, l’Histoire — celle qui a un grand « h » et une grande hache (une faux, quoi!) — a déjà « joué » à ce jeu-là avec l’humain, rappelle-t-elle en mentionnant les ravages causés par la peste noire, par la variole, par la tuberculose ou même, plus près d’elle, par la diphtérie, dont sont mortes quatre de ses cousines.

« Vous savez, le monde ne vit qu’à partir du moment où l’on naît. » Ce qui explique pourquoi l’être humain a la mémoire courte. Pour « l’allonger », étudier le passé, s’en imprégner, utiliser la science comme un marchepied vers l’avant. Et, ainsi équipé, faire des liens entre hier et aujourd’hui afin d’imaginer demain. Margaret Atwood l’a fait de foudroyante façon dans La servante écarlate, dans Les testaments ou encore dans sa trilogie « Le dernier homme » — qu’elle décrit d’ailleurs comme « une fiction spéculative » plutôt que comme de la science-fiction. Elle assure n’avoir rien inventé, mais s’être inspirée de ce qui a été.

« À ceux qui se demandent comment j’imagine ces “étrangetés”, je répondrais que tout cela vient du comportement de la race humaine au fil du temps et des époques. Il n’y a rien, dans La servante écarlate, qui n’a pas de précédent dans l’histoire », assure-t-elle. Cette histoire qui a tendance à se répéter. Là-dessus, elle regarde en direction des États-Unis — où, au moment de l’entrevue, les élections présidentielles n’avaient pas encore eu lieu; et où, lors de chaque élection, les ventes de son livre remontent en flèche. « Quand j’ai publié ce roman, en 1985, un backlash envers les femmes et un retour à une forme théocratique de gouvernement étaient une possibilité, quelque chose d’envisageable, mais certainement pas une évidence. Nous étions aussi avant la chute du mur de Berlin, en pleine Guerre froide. Personne, dans l’Ouest, ne voulait voir les États-Unis comme un endroit potentiellement rétrograde et oppressif… même le pays l’était pour certaines personnes qui y vivaient. Et puis, le rideau de fer est tombé. Quand vous déplacez une pièce aux échecs, vous influencez toutes les autres. Les choses ont commencé à changer aux États-Unis, avec les résultats que l’on connaît. » Elle ne parle pas de la montée de la droite religieuse, mais comment ne pas l’entendre? Et comment ne pas craindre là une marche en direction de la République de Gilead?

Heureusement, l’humanité n’a pas (encore) pris la route pour le monde décrit dans « Le dernier homme ». Pour l’anecdote, Margaret Atwood raconte (le sourire et la lueur dans les yeux sont de retour) que quand le dernier tome en est paru, en 2013, les éditeurs traversaient une « passe florale ». « Il y avait des fleurs sur toutes les couvertures sous prétexte que les femmes lisent, que les femmes aiment les fleurs, alors, mettons des fleurs sur les livres. Mais quand ils ont voulu faire ça sur MaddAddam, j’ai refusé. Je ne voulais pas que les gens pensent que c’était le journal d’une jeune Anglaise… et qu’ils soient horrifiés quand ils se rendraient compte qu’il était question de cannibalisme et d’éviscération! »

Côte à côte, toujours, la lucidité, le sérieux et l’humour « atwoodiens ».

Aussi dans l’entrevue : Margaret Atwood parle…
-de l’actuelle pandémie, de ce qu’elle va changer (ou pas), des livres qu’elle va inspirer (ou pas)
-du réconfort que (lui) procurent les livres
-de l’importance de la nature dans sa vie
-de la fragilité et de l’arrogance humaines
-du concept de « multitude » dans la littérature canadienne
-de son implication dans la création de la maison d’édition House of Anansi, du Writer’s Trust of Canada, du PEN Canada, etc.
-de l’impact de la télévision sur les écrivains et leurs écrits
-de ce qui la pousse encore à écrire

Vous pouvez visionner l’entretien, intitulé Conversation avec Margaret Atwood, qui a inspiré cet article au canadafbm2020.com

Sonia Sarfati est journaliste, auteure et scénariste. On lui doit plusieurs livres jeunesse, dont le dernier paru est Baie-des-Corbeaux. Pour les adultes, elle a récemment signé une nouvelle dans le collectif On tue la une, ouvrage qu’elle a aussi dirigé, et rédigé le récit biographique de Bruno Rodi dans Globe-trotter des extrêmes.

Photo : © Jean Malek

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