Le retour de l’index?

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Malgré l'augmentation accordée par l'administration Harper au budget du Conseil des arts du Canada désormais cinquantenaire, augmentation inférieure aux besoins réels des milieux et vraisemblablement accordée à contrecœur, on continuait de soupçonner les conservateurs fédéraux d'entretenir des rapports malaisés avec les arts et les lettres. On dispose désormais d'une autre preuve de leur méfiance, voire de leur hostilité, à l'égard des créateurs et créatrices du pays. Et c'est donc avec une inquiétude toute légitime que les milieux artistiques et intellectuels suivent le cheminement du projet de loi C-10 déposé par le gouvernement, qui donnerait au ministère du Patrimoine canadien le pouvoir de couper le financement public des productions cinématographiques jugées «contraires à l'ordre public».

L’amendement à ce projet de loi fédéral proposé par les troupes conservatrices au pouvoir à Ottawa attribue donc à la ministre du Patrimoine l’autorité de priver de soutien financier les émissions de télévision et les films jugés controversés de manière péremptoire et discrétionnaire sous prétexte que l’État n’a pas à soutenir des œuvres renfermant des scènes de sexualité explicites, de la violence ou de la propagande haineuse. Le hic, c’est que ces critères ne seront pas expliqués de manière exhaustive dans le texte législatif, ce qui consacrerait donc le règne de l’arbitraire et du subjectif. En somme, n’en déplaise à la ministre Josée Werner, qui a bien tenté de justifier l’injustifiable, le retour d’une forme, ma foi, pas si
subtile et assez perverse de censure gouvernementale.

Voilà, le vilain mot a été lancé et les champions de la droite rétrograde et bien-pensante ont beau se draper dans la chasuble du souci de l’intérêt public, on ne peut s’empêcher de songer en souriant au risible personnage du père Adelfio qui, ciseaux en main, expurgeait des scènes «osées» (entendre: des baisers passionnés) des films projetés dans son petit village de l’Italie dans Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore. Le réputé cinéaste canadien David Cronenberg, pour sa part, ne prend pas la perspective de l’adoption du projet de loi C-10 à la légère et, quand on connaît son œuvre, on comprend sans peine pourquoi. «On croirait voir un comité de la Chine communiste analyser pour la deuxième fois ce que Téléfilm Canada aurait laissé passer», a-t-il déclaré dans le Globe and Mail il y a quelques semaines. «Ce qu’il y a d’ironique dans tout cela, c’est que ce sont des films comme le mien (Eastern Promises), qui se sont illustrés à l’échelle internationale, qui ne passeraient pas la rampe avec cette loi», constate-t-il.

Les conséquences de cette nouvelle disposition légale seraient catastrophiques pour le cinéma d’auteur québécois et canadien, dont les artisans sont dépendants du soutien financier public pour la production de leurs œuvres. Mais elles sont de plus mauvais augure encore quand on songe qu’une fois passée, la législation pourrait faire office de jurisprudence pour l’ensemble des disciplines de création, à commencer par la littérature.

Imaginez un instant que notre bon gouvernement fédéral, tellement soucieux de la morale et de l’ordre public, décide d’appliquer à l’industrie de l’édition, elle aussi dépendante des programmes publics de soutien financier, les mêmes critères flous qu’elle veut imposer pour décider de l’admissibilité aux subventions. Combien d’œuvres désormais consacrées comme des classiques de nos lettres se verraient jugées inadmissibles par ces bigots nouveau genre, prêts à déclencher une nouvelle Inquisition? Les éditeurs se verraient-ils forcés de demander aux auteurs de passer leurs œuvres par le filtre de la sensibilité puritaine et rétrograde de notre droite contemporaine?

De l’avis de tous les observateurs, le projet de loi C-10 ne laisse rien présager de bon pour la liberté d’expression en ce «plus-meilleur-pays-au-monde» qui est le nôtre. Et pour reprendre les mots de Jean-Pierre Lefebvre, président de l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ), en entrevue au Devoir: «Sur le fond, si cette histoire n’est pas une farce monumentale, elle s’avère absolument très inquiétante. On retourne à la loi sur l’index du Vatican!»

Et de ce retour à l’index papal d’antan dans les domaines artistiques, seules les grenouilles de bénitier trouveront matière à se réjouir.

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