De deux choses l’une : soit on ne connaît pas le réalisme magique, soit on le connaît peu. Le phénomène s’explique. À ce jour, une poignée d’écrivains seulement endosse l’étiquette du réalisme magique. S’il n’a pas la cote du fantastique ou le bassin d’amateurs de la science-fiction, c’est surtout parce que le réalisme magique est une esthétique littéraire difficile à cadrer. Il fait surface dans le milieu littéraire à différentes époques, dans des lieux distincts.

D’un surgissement à l’autre, il emprunte des appellations différentes, prend les couleurs culturelles propres à ses hôtes et, au passage, donne des migraines à ses théoriciens qui sont, de toute manière, peu nombreux. Il n’en demeure pas moins que le réalisme magique marque ses lecteurs au fer. Sa présence en littérature, tenace et essentielle, n’a pu être soustraite pour des raisons que nous découvrirons au fil de ce dossier thématique qui y est consacré. Pour citer l’écrivain Joël Des Rosiers, le réalisme magique a cette faculté, plus fine peut-être que ses homologues, de « chanter les beautés et les grandeurs du peuple comme les misères, [de] résumer l’ensemble du réel avec son cortège d’étrange, de fantastique, de mystère, de rêve, de merveille ». Tentons donc d’en saisir les tenants et aboutissants.

C’est en 1923 que Franz Roh, un critique d’art allemand, propose l’émergence du « magischer realismus » dans l’art pictural d’après-guerre. Deux ans plus tard, le romancier italien Massimo Bontempelli récupère le terme « realismo magico », mais l’applique à la littérature. Sans que leur théorie se recoupe en totalité, un point élémentaire les unit : la présence, dans l’œuvre étudiée, d’une réalité dissimulée, d’un mystère palpitant sous la surface des choses qui demande, pour en prendre connaissance, une certaine sensibilité. Puis, la Seconde Guerre mondiale freine la brève effervescence du réalisme magique. Il ne connaît son véritable fleurissement que vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’océan Atlantique, en Amérique latine. Le réalisme magique devient rapidement le porte-étendard des littératures postcoloniales latino-américaines. Sa parole déliée, sa vision inclusive du réel et ses autres charmes font finalement leur chemin, au fil du temps, dans les livres du monde entier, prouvant en ce sens qu’il n’était pas uniquement le bien exclusif d’une culture, mais bien une esthétique universelle.

Une fois ce topo terminé, il manque tout de même une pièce capitale à notre puzzle : comment reconnaître le réalisme magique? En littérature, trois caractéristiques nous permettent d’en constater la présence. D’une part, il faut la présence du monde réel comme trame de fond. Ce monde est celui que nous connaissons tous, perçu par les sens communs et pris en charge par la raison; celui décrit par Balzac, Zola, Hugo et leurs semblables. D’autre part, la présence d’un monde opposé est tout aussi essentielle. Ce monde, au contraire du précédent, n’est régi par aucune règle. Il est le domaine du fantasme, de l’insolite, du rêve, du mysticisme. Pour finir, il faut que ces deux mondes se confondent au sein d’un même récit sans s’opposer. C’est-à-dire que l’étrange doit être présenté sans commentaire, comme s’il était entièrement naturel et partie intégrante de la réalité la plus banale.

Notez bien qu’aucune de ces caractéristiques ne peut être soustraite de l’équation. Si l’on retire la présence du monde réel, c’est la lecture d’un récit entièrement fantastique qui nous attend. Si l’on évacue la présence de l’étrange, on se retrouve devant un réalisme plat. Si l’harmonie entre les deux mondes n’est pas complète, on a affaire à un livre de science-fiction, d’horreur ou encore à un conte au caractère mythique qui pose le doute de sa propre véracité. Enfin, il va sans dire que le réalisme magique se situe dans un carrefour compliqué. Il tombe entre deux chaises, voire trois, mais sa portée, vous le constaterez dans les prochaines pages, en vaut la migraine.

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