Le marathon de l’engagement

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En marge des médias de masse et des listes de best-sellers, les éditeurs engagés du Québec nourrissent leur travail de convictions solides, d’une foi inébranlable dans l’importance du débat public ainsi que d’une bonne dose d’huile de bras. Rencontre avec quatre marathoniens de l’édition qui, malgré les cruelles lois du marché et les foudres des puissants, portent haut leurs idées, convaincus que le livre est un rouage essentiel de nos grandes conversations collectives.

L’existence précède l’essence, disait le philosophe binoclard. L’essence précède l’existence, répliquent pourtant, à leur manière, les éditeurs engagés du Québec, tous d’abord et avant tout animés par de profondes convictions et un désir d’instiller dans la cité des idées avant-gardistes, novatrices, provocantes, etc. Un objectif que leur permet parfois d’atteindre le livre, qui ne serait donc pas une fin en soi, mais bien un efficace moyen de faire entendre de nécessaires paroles.

C’est le cas des Éditions Écosociété, issues en 1992 de l’Institut pour une Écosociété, groupe inspiré par les idées du père de l’écologie sociale, Murray Bookchin, qui ambitionnait à sa fondation de présenter des conférences et diverses autres activités de sensibilisation, avant de consacrer toutes ses énergies au livre. Un choix qui porterait ses fruits, considère Élodie Comtois, responsable des communications de la maison. Elle évoque entre autres l’important travail de vulgarisation auquel ont participé certains titres phares en mettant de l’avant des idées qui, jusque-là, passaient pour des lubies. « Ce dont nous sommes le plus fiers, c’est d’avoir fourni aux lecteurs des outils pour critiquer la société et, éventuellement, la changer. Je pense à La simplicité volontaire, plus que jamais… de Serge Mongeau, un de nos premiers succès, ou Acheter, c’est voter de Laure Waridel, qui a beaucoup contribué à la promotion du commerce équitable et de l’achat local, des concepts qui font aujourd’hui partie de notre quotidien. »

Après avoir essuyé plusieurs refus auprès d’une kyrielle de maisons d’édition bien établies, les artisans du Journal Le Québécois se voyaient acculés au pied du mur. C’est sans autre choix que le groupe d’indépendantistes convaincus devait lui-même mener à terme en 2003 son projet de recueil des meilleurs textes offerts au journal par des plumes telles que Pierre Falardeau, Claude Jasmin ou Jacques Parizeau. Paroles de Québécois, premier titre publié à l’enseigne des Éditions du Québécois, voyait le jour. « Il y a plusieurs éditeurs aux inclinations indépendantistes, c’est vrai, mais aucun d’entre eux ne semblait croire que notre projet puisse être rentable. Il l’a pourtant été. On a en fait accumulé suffisamment de sous pour produire un autre livre. On s’est alors dit que si on pouvait rentabiliser chacun de nos ouvrages, chacun des livres paierait le suivant », raconte l’éditeur Pierre-Luc Bégin qui, comme tous ses collègues militants, travaille à titre bénévole. Plusieurs auteurs ayant fait paraître des essais politiques, des recueils de poésie ou des romans au Québécois auraient d’ailleurs spontanément cédé leurs droits d’auteurs à l’organisme sans but lucratif. « Mais ce n’est vraiment pas une obligation », précise monsieur Bégin.

Son de cloche similaire chez Mark Fortier, de Lux éditeur, important porte-voix d’une gauche plurielle, pour qui une maison engagée ne pourrait se réclamer de cette étiquette sans que ses employés et collaborateurs ne consentent à un certain « sacrifice matériel ». « Le profit, pour un éditeur engagé, c’est le moyen d’autre chose. La principale conséquence pour les artisans, c’est de ne pas être super bien payés. On est condamnés à une certaine cohérence dans nos choix. C’est une contrainte qui libère la pensée, mais c’est aussi une contrainte qui fait qu’on ne pourrait pas publier n’importe quoi, comme ça, juste pour vendre 50 000 exemplaires », explique le membre de l’équipe éditoriale de cette indispensable courroie de transmission de l’histoire nationale du Québec et de l’histoire sociale de l’Amérique.

La mission de certaines maisons, comme les Éditions du remue-ménage fondées en 1976 dans la foulée de l’Année internationale de la femme décrétée par l’ONU, ne pourrait être dissociée de leur contexte d’émergence. « Le mouvement féministe était en plein essor. Il y avait une libraire des femmes, plusieurs organismes qui se mettaient sur pied à ce moment-là. On s’est dit que ce serait bien d’avoir un éditeur qui s’assurerait d’accompagner le mouvement féministe. Le nom lui-même suggère un changement, un bouleversement. Le mot ménage n’est pas innocent, il renvoie à la condition des ménagères, au travail invisible des femmes », souligne Rachel Bédard, éditrice.

Les tempêtes
Les temps étant durs pour les idées, de nombreux écueils, d’envergure diverse, se dressent inévitablement sur la route qu’arpentent les maisons d’édition engagées : précarité financière, manque de diffusion, pressions extérieures de différentes natures, etc. Cas spectaculaire s’il en est, la poursuite de la minière Barrick Gold qu’a dû affronter Écosociété aura mis en lumière la vulnérabilité à laquelle est réduit celui qui se mêle d’édition engagée, un sport que l’on ne peut sérieusement pratiquer sans prêter flanc aux foudres des puissants. Rappelons que la multinationale avait intimé Écosociété de ne pas mettre en marché l’essai Noir Canada, vive dénonciation des pratiques de certaines compagnies minières canadiennes présentes en sol africain signée Alain Deneault (avec Delphine Abadie et William Sacher), au risque d’être poursuivie. « On s’est dit à ce moment-là que nous ne reculerions pas devant la menace et que si c’était le dernier livre qu’on devait publier, ce serait le dernier, se remémore madame Comtois. On a pris la décision d’aller de l’avant et de faire confiance au travail des auteurs. »

L’avertissement ne demeurerait, on le sait, pas qu’un avertissement. Après trois ans et demi de « bataille épique », le litige se dénouait à l’amiable en octobre 2011, non sans compromis : Écosociété dut effectuer un paiement significatif à Barrick Gold (dont le montant demeure secret), tout en consentant à retirer le livre de la circulation. Une décision à ranger du côté du réflexe de survie, et non pas de la négation des idéaux défendus par la maison, plaide-t-on chez Écosociété. « Ça a été le fruit de débats très difficiles, reconnaît madame Comtois. En optant pour ce règlement, on a essayé d’épargner les individus, notamment les auteurs, qui se battaient depuis longtemps. On a quand même bien réaffirmé que l’on continuerait à faire notre travail d’éditeur critique et on a tenu parole en faisant paraître Paradis sous terre d’Alain Deneault et William Sacher. » Une poursuite de cinq millions intentée par la minière ontarienne Banro plane toujours au-dessus d’Écosociété.

S’il faut en croire les propos des Éditions du Québécois, la maison aurait à plusieurs reprises subi les contrecoups de son engagement indépendantiste en se voyant fermer la porte au nez par différents organismes subventionnaires à la suite de l’élection du gouvernement libéral de Jean Charest en 2003. Pierre-Luc Bégin n’hésite d’ailleurs pas à employer le mot censure. « On avait de l’aide du Programme de soutien à l’action bénévole, on s’était aussi fait promettre une subvention du Forum jeunesse, puis, au lendemain du triomphe de Jean Charest, on s’est tout fait bloquer, clairement pour des motifs politiques, affirme-t-il. On s’est fait dire carrément par certains fonctionnaires que le nouveau régime triait les projets et que nous ne faisions pas partie de ceux qui étaient retenus, même si, d‘un point de vue objectif, ils répondaient aux critères. On a pris notre parti de cette situation-là, même si nous étions scandalisés. On s’est surtout dit : “développons notre indépendance, développons notre autonomie, ne comptons par sur les subventions pour publier, pour agir, comme ça personne n’aura de prise sur nous.” Ça nous donne une pleine liberté. » Le fidèle collaborateur du Québécois, Patrick Bourgeois, décrit en détail cet épisode dans Résister. 10 ans d’actions et de textes en faveur de la libération du Québec.

Pénétrer l’enceinte très exclusive des plateaux de télévision et de radio demeure en général ardu pour les auteurs publiant à l’enseigne d’éditeurs engagés. « Dans les médias, il y a des résistances. Il y a des gens qui trouveront toujours ça un petit peu ringard, l’engagement », observe madame Bédard. « Il y a une tyrannie de la renommée dans le monde des communications qui fait que seuls les gens connus sont invités, note quant à lui monsieur Fortier. C’est ingrat, parce qu’il y a plein d’auteurs qui ne sont pas très connus, mais qui ont quelque chose d’intéressant à dire. » Il souligne du même coup que, pour un Jean-François Nadeau (auteur d’une biographie de Pierre Bourgault et directeur des pages culturelles du journal Le Devoir) invité à Tout le monde en parle, plusieurs auteurs devront se satisfaire d’un silence médiatique complet. « Chez Lux, on a été relativement chanceux, les journaux parlent de nos livres. En même temps, c’est fragile. Il y aurait quatre journalistes qui disparaîtraient demain matin et on n’entendrait plus parler de nous. Il y a tellement peu de gens qui parlent de livres au Québec… »

Pour se prémunir contre cette relative indifférence, souvent synonyme de fragilité financière, les éditeurs engagés redoublent d’inventivité et font preuve d’un dynamisme de tous les instants afin que leurs livres rejoignent leurs publics. Entretenir des liens étroits avec le lecteur peut s’avérer un précieux moyen de contourner la médiation journalistique. À ses débuts, Écosociété invitait, par exemple, ses supporteurs à souscrire à un club de lecture et à s’engager à acheter tous les titres de la production (leur fidélité était récompensée par un rabais de 30%). « Avec le temps et quelques succès, on a atteint une certaine stabilité financière. Comme les libraires nous ont beaucoup soutenus, on encourage maintenant les gens à aller les voir. On a besoin d’eux pour conserver une chaîne du livre en santé », fait valoir madame Comtois.

Tout en plaçant leurs livres sur les tablettes des libraires, les Éditions du Québécois préconisent un travail de terrain. « Du côté de l’essai politique, il n’y a pas un gros bassin de lecteurs si tu ne vas pas les chercher un par un, résume monsieur Bégin. On a développé un mode de promotion alternatif en parallèle de nos campagnes de presse traditionnelles, en organisant des lancements pour chacun de nos ouvrages, des conférences et des activités politiques qui vont de pair avec notre travail de sensibilisation à la cause indépendantiste. C’est ainsi qu’on parvient à entrer dans nos frais presque à chaque titre. » L’éditeur estime que la moitié des exemplaires du Québécois sont écoulés hors librairie, à l’exception de quelques titres à succès (comme ceux du regretté Pierre Falardeau).

Et maintenant?
Malgré les vents contraires, les Éditions du remue-ménage continuent d’embrasser les combats des femmes, dans une perspective féministe large. Après avoir accompagné l’essor des études féministes et des études lesbiennes, elles publiaient en 2010 un roman lesbien destiné aux adolescentes, La fille qui rêvait d’embrasser Bonnie Parker, d’Isabelle Gagnon, une denrée rare sur les présentoirs.

Chez Écosociété, qui célèbre son vingtième anniversaire cette année, on se réjouit de voir l’idée de décroissance faire tranquillement son petit bonhomme de chemin.

Les Éditions du Québécois mettront au monde leur cinquantième ouvrage cet automne et se félicitent d’être restées fidèles à ce ton mordant qui, tout en soulevant l’ire de leurs ennemis politiques, définit clairement leur place dans l’écosystème éditorial de la province.

Mark Fortier de Lux éditeur rappelle pour sa part que la valeur d’un engagement se mesure sur la durée. « L’engagement, ce n’est pas quelque chose de spectaculaire, c’est un marathon, assure-t-il. L’engagement, ce n’est pas non plus de découvrir tout d’un coup que faire des essais politiques, c’est rentable. Il y a des moments, comme le Printemps érable, pendant lesquels notre travail intéresse beaucoup les gens et lors desquels on jouit de notre engagement. On a publié Université inc. d’Éric Martin et Maxime Ouellet avant même la grève étudiante, parce que la défense de l’accessibilité aux études est une valeur à laquelle on tient. J’ai été très ému d’apprendre dans un article de Nathalie Petrowski qu’un exemplaire défraîchi du livre, dans lequel visiblement plusieurs lecteurs étaient passés, traînait dans les locaux de l’École de la Montagne rouge. Je me suis dit qu’on avait fait notre travail. Il y a d’autres moments cependant qui ressemblent plus à une traversée du désert. »

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