Le public finit de s’installer tranquillement dans la salle. Il est impatient, mais prêt. Prêt à rire, pleurer, gronder, s’émouvoir. À tisser des ponts avec l’autre. Dans quelques instants défileront, devant lui, une ribambelle d’auteurices qui liront des textes qui lui parlent. Une grande partie de ce public s’y reconnaîtra. Aura enfin cette chance de se voir, de se sentir représentée, de se sentir moins seule. Les réalités dépeintes par les auteurices sur scène ne sont pas uniques, mais elles sont souvent marginalisées, trop rares dans les médias populaires. Mais voilà : dans ce cabaret littéraire queer, leur vie est enfin portée au grand jour.

La littérature queer, ce n’est pas nouveau. Les événements littéraires queers non plus. Mais ceux-ci gagnent assurément en visibilité, en nombre et en importance depuis une dizaine d’années. Si bien qu’ils se démocratisent. Alors que ces événements font de plus en plus de place aux couleurs moins connues de l’arc-en-ciel, ils attirent également nombre de personnes cisgenres et hétéros, qui y découvrent petit à petit un monde étranger à leur quotidien.

Quand vient le temps de parler de cet univers, Denis-Martin Chabot est un incontournable. Lui-même auteur, il est derrière Fierté littéraire, un organisme culturel à but non lucratif qui organise des concours littéraires et publie des collectifs depuis 2012. Cette année seulement, Fierté littéraire aura organisé neuf événements. Pour Denis-Martin Chabot, un tel projet doit avant tout être convivial et bienveillant, mais aussi divertissant: « Trop souvent, la littérature est associée à des livres qu’on nous a forcés à lire à l’école, au collège ou à l’université. Nous voulons que les gens découvrent et aient le goût de lire nos auteurs, autrices et autaires. » Il s’assure également que ses événements soient accessibles à toustes : personnes à mobilité réduite, parents d’enfants en bas âge, personnes à faible revenu, personnes atteintes de surdité… Mais aussi accessible via son choix d’invité.es.

« Je m’entoure de personnalités connues qui réussissent à intéresser des artistes littéraires à participer et attirent un public plus large, car moi seul, je n’y arriverais pas, nous écrit-il. Notre public est très varié et dépasse les communautés 2LGBTQIA+. »

Idéateur et animateur des cabarets Accents queers, qui ont lieu deux fois par année depuis le printemps 2021, Samuel Larochelle, également journaliste et auteur, est porté par une mission similaire à celle de Denis-Martin Chabot. « L’objectif est de faire résonner les voix LGBTQ+. De mettre en lumière de courts textes sur des enjeux ou des personnages queers. C’est à la fois touchant, drôle, percutant, surprenant et éclairant. J’essaie d’inviter des personnes de générations diverses et de styles d’écriture très variés. Je priorise également des textes accessibles et non abstraits pour favoriser la compréhension de la foule. »

Un esprit de communauté
Pour le public, ces cabarets peuvent être un baume. « L’ambiance est électrique, bienveillante et enveloppante, décrit-il. On entend les gens rigoler, réagir à nos mots et on sent que ça leur fait un bien énorme de se reconnaître sur scène. »

Ce « bien énorme » est aussi ressenti sur la scène. Elle-même animatrice du Cabaret des sorcières, événement multidisciplinaire à vocation féministe, Judith Lussier a eu l’occasion de participer à Accents queers ce printemps. « J’ai partagé un texte sur l’hétérosexisme que je vis avec mon médecin de famille, raconte-t-elle. Cette affaire-là, je la vis pas mal toute seule. Et quand j’en parle avec mes amis hétéros, on minimise ça. »

« Des fois, je dois expliquer mes oppressions. Mais dans un cabaret comme celui de Samuel, j’ai juste eu à raconter cette histoire-là, et plein de gens m’ont écrit après. Je me sentais moins seule. »

Que ce soit en animant son propre cabaret ou en participant à celui des autres, elle ne peut s’empêcher de qualifier ses expériences « d’essentielles ». « Je trouve ça intéressant de voir comment les autres auteurices abordent ces enjeux-là avec leurs réalités, leurs différences à eux, elles. Ça fait du bien à vivre. Chaque fois qu’on se réunit en communauté, on vit ça. »

Naturellement, ce n’est pas toute la communauté LGBTQ2IA+ qui bénéficie de la même visibilité : chacune des personnes interviewées s’entend sur l’importance d’afficher une programmation qui laisse une place à toustes. « J’aime ça trouver ces personnes-là qui vont apporter leurs voix et leurs couleurs, ajoute Judith Lussier, et je pense qu’il y a cette volonté-là de les inclure. Je vois beaucoup plus de diversité qu’il y a dix-quinze ans, quand les personnes trans ne faisaient pas partie du radar des événements. Après, c’est jamais parfait, et ça peut encore s’améliorer. »

Pas queer, pas de problème!
Mais voilà : si la scène est occupée par des personnes LGBTQ2IA+, faut-il l’être pour y assister? Nos trois répondant.es sont très clair.es sur ce point.

« J’insiste pour que nos événements attirent des personnes hors de nos communautés, répond Denis-Martin Chabot. Je crois que nos histoires et nos écrits vont interpeller les cœurs et les âmes, faciliter la compréhension et bâtir des ponts. »

De son côté, Samuel Larochelle fait confiance aux membres extérieurs. « Comme ce n’est pas un cours universitaire sur les réalités queers, personne n’a besoin de connaissances préalables pour vibrer avec nous. Peut-être que les membres du public découvriront un ou deux mots sur les milliers prononcés durant la soirée, mais, pour le reste, il suffit de faire preuve de curiosité et d’ouverture pour plonger dans nos histoires, rire avec nous, pleurer avec nous et être en colère avec nous. »

Avec son Cabaret des sorcières, Judith Lussier s’amuse à être, parfois, un peu confrontante. « Je tiens pour acquis que la majorité de mon public est queer. J’aime ça prétendre que c’est mieux d’être lesbienne. Ça renverse le fardeau d’être toujours les personnes victimes de la société. » Pour cette raison, elle croit que le public doit malgré tout être au moins familier avec les réalités queers. Ou, à tout le moins, montrer une ouverture d’esprit et ne pas se sentir brusqué par la rage queer qui peut parfois s’échapper.

« Je pense que ça prend des personnes qui arrivent là avec les bonnes intentions. Des fois, on se parle tellement entre nous que, en sortant de ces événements-là, un homme blanc hétéro qui n’est pas outillé ou qui n’a pas eu d’éducation pourrait sortir de là en pensant qu’on lui veut du mal. Si t’es pas briefé, ça peut être mal perçu. Mais quelqu’un qui arrive là et qui est ouvert va gagner, va apprendre. »

Et bien qu’elle soit elle-même queer, elle juge qu’elle a encore beaucoup à apprendre, elle aussi. « Il y a encore des choses dont je ne pourrai jamais comprendre toute la complexité. Ne serait-ce que pour ça, ces événements sont super importants. »

Le prochain cabaret Accents queers aura lieu le 22 octobre à Québec, au Musée de la civilisation, dans le cadre du festival Québec en toutes lettres. De son côté, Fierté littéraire organisera son second salon du livre les 4 et 5 février dans un lieu qui n’a pas encore été annoncé. Et si le Cabaret des sorcières est toujours bien en vie, aucune date n’a été avancée pour la prochaine édition: vous pouvez cependant en écouter gratuitement les captations audio sur le balado Les sorcières.

 

Prix Violet Metropolis bleu
Le festival littéraire Metropolis bleu célèbre également les auteurs LGBTQ+ en remettant, chaque année depuis 2019, le Prix Violet Metropolis bleu à un écrivain canadien issu de la communauté LGBTQ+ pour souligner l’ensemble de son œuvre. Les couronné.es ont été jusqu’à maintenant Nicole Brossard, Dionne Brand, André Roy et Tomson Highway, des incontournables dont on vous invite à découvrir l’œuvre.

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