La grande histoire du petit format

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Petit, mignon, souple, pratique et peu coûteux. Si le livre en format poche se classe dorénavant sans cérémonie dans nos bibliothèques personnelles, sachez qu’il n’en fut pas toujours ainsi. En fait, son arrivée sur le marché créa une véritable révolution culturelle en France, se faisant même bouder, un temps, par les intellectuels. Voici un tour d’horizon de ces petits bouquins dont on s’éprend aujourd’hui avec joie.

 

La légende veut que le livre de poche francophone soit né de l’imagination d’Henri Filipacchi, secrétaire général de la librairie Hachette, alors qu’il aurait vu un soldat américain en terres européennes sortir de la poche de son habit de GI un opuscule de papier. Or, contestons un brin cette rumeur : bien avant la Deuxième Guerre mondiale, le livre de poche avait fait quelques essais, plus ou moins fructueux, dans la francophonie. Pour preuve, dans les années 1830-1840, à Bruxelles, les grands romantiques que sont Victor Hugo et Lamartine étaient publiés en petits formats à fort tirage et de qualité moindre afin d’échapper à la censure, alors qu’en 1879, Michel Lévy fondait pour sa part une collection à 1 franc et y publiait environ 6000 exemplaires de Madame Bovary.

Or, pour que s’immisce dans les sacs à main de tous les Français ce petit livre à prix d’ami, il faudra attendre 1953, avec l’arrivée de la collection Le Livre de Poche. Hachette avait alors convaincu Albin Michel, Calmann-Lévy, Grasset et Gallimard de s’associer pour créer cette nouvelle branche d’édition. Si la qualité du papier laisse alors à désirer (on repeint même les tranches de couleurs vives pour masquer les irrégularités de teintes), si la couleur des pages est d’un gris pâle et si, plutôt que d’être relié, le livre est collé, l’offre reste alléchante : Le Livre de Poche se détaille entre 25% et 50% du prix de l’édition originale. Il représente ainsi le coût d’une seule heure de salaire pour un ouvrier de l’époque.

Le premier titre lancé dans la collection est Koenigsmark, de Pierre Benoit (870 000 exemplaires de ce titre, en format poche, seront vendus des années 50 à 2005!). Suivront Vol de nuit de Saint-Exupéry, La bête humaine de Zola, Les clés du royaume de Cronin et Pour qui sonne le glas d’Hemingway. Huit ans plus tard, 545 titres différents, pour un total de 14 millions d’exemplaires vendus, ont été édités. Hachette, qui a avait confié l’édition à l’éditeur de la Librairie générale française, pouvait célébrer! Elle venait tout juste de renouveler une formule qui avait maintes fois été abandonnée pour en faire un succès phénoménal.

Les raisons du succès
Le livre en format poche a donc fait son apparition pendant Les Trente Glorieuses, ces années (1945-1973) où une forte croissance économique a touché plusieurs pays. Les gens avaient alors les moyens pour consommer de la littérature, l’augmentation du nombre de jeunes adultes scolarisés était notoire et les technologies permettaient aux presses ainsi qu’aux machines à relier d’être de plus en plus performantes et de moins en moins coûteuses. De plus, plusieurs auteurs phares du XIXe siècle tombaient alors dans le domaine public (Zola, Flaubert, etc.) et il était alors possible de les publier sans verser de droits d’auteur. Mais la véritable révolution s’est faite autour du mode de distribution : en plus de compter sur le réseau déjà bien établi des librairies, Hachette a mis sur pied un réseau de diffusion de masse, qui comprenait notamment les kiosques à journaux, les supermarchés, etc. En 1960, Hachette comptait sur plus de 25 000 points de vente en France! Impossible, donc, de ne pas tomber face à face avec un Livre de Poche à un moment ou un autre de la journée! Aussi, comme les choix éditoriaux du Livre de Poche se posent autant sur de grands romans classiques que des best-sellers contemporains, autant sur des séries historiques que sur de la poésie, l’offre de la collection permet de rejoindre un public des plus vastes. Mais ce succès n’a pas été sans en choquer certains, particulièrement les intellectuels.

Polémique en poche
Le Livre de Poche a joué en faveur des trois « D » : la désacralisation de la littérature, sa démocratisation ainsi que sa déscolarisation, en rendant les ouvrages accessibles à tous, par son prix et sa visibilité. Tout le monde, de l’ouvrier au dandy héritier, pouvait dorénavant lire Proust (la preuve, Un amour de Swann a trouvé 500 000 lecteurs au début des années 50). Mais cela ne plaît pas à tous. L’intellectuel Julien Gracq (auteur qui se fit grandement connaître, notamment pour avoir refusé le Goncourt en 1951) refuse catégoriquement que ses livres soient publiés en format poche. En 1964, un jeune homme, persuadé qu’il faut une aristocratie des lecteurs, raconte en entrevue vidéo qu’il pense beaucoup de mal du livre de poche : « Ça fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire, finalement, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. On les a amenés là. Avant, ils lisaient Nous deux ou La vie en fleur, et d’un seul coup, ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains, ce qui leur a donné une espèce de prétention intellectuelle qu’il n’avait pas. C’est-à-dire qu’avant, les gens étaient humbles devant la littérature, alors que maintenant, ils se permettent de la prendre de haut. Les gens ont acquis le droit de mépris, maintenant. »

Le livre devenait-il simple marchandise (en raison de sa production massive, de sa diffusion de masse), ou conservait-il son statut particulier d’objet culturel? La lecture n’était-elle plus pour une seule élite? Le débat, dans les années 60, a animé les revues littéraires et les conversations de plusieurs. Selon Hubert Damisch, le livre de poche ainsi accessible à tous « rend possible une illusion de culture », rappelant les propos du jeune « aristocrate lecteur » cité plus haut. Certains iront même jusqu’à parler du livre de poche comme d’une « prostitution du livre »…

Dans Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine (Points), Élisabeth Parinet propose également d’autres explications à ce phénomène de réprobation. Les couvertures seraient à montrer du doigt, selon elle, puisqu’afin de gagner en visibilité, elles sont vernies et en quadrichromie, avec des images racoleuses, vives et colorées, témoignant d’un réalisme outrancier qu’on retrouvait au XIXe siècle, surtout chez les romans de faits divers ou de type « Harlequin ». De plus, elles sont illustrées sur les deux faces : toute une nouveauté! Bref, on est alors bien loin de la collection Blanche de Gallimard.

Mais si certains intellectuels sont quand même tentés par l’achat des livres de poche, ils seront plusieurs à retourner ensuite en librairie pour acheter « le vrai » livre, celui qu’ils pourront faire trôner, pour épater la galerie, dans leur bibliothèque… Comme quoi, un beau livre aura toujours son prestige!

 

Création des principales collections en format poche et leur tout premier titre

  • 1932 : The Albatross (Dubliner), Allemagne
  • 1935 : Penguin Books (Ariel), Grande-Bretagne
  • 1938 : Simon & Schuster (The Good Earth), États-Unis
  • 1939 : Pocket Book (Lost Horizon), États-Unis
  • 1953 : Le Livre de Poche (Koenigsmark), France
  • 1962 : 10/18 et Presses Pocket, France
  • 1970 : Points (Morphologie du conte), France
  • 1972 : Folio (La condition humaine), France
  • 1979 : 10sur10 (Cet été qui chantait), Québec
  • 1984 : Typo (Signaux pour les voyants), Québec
  • 1988 : Boréal compact (Maria Chapdelaine), Québec
  • 1988 : BQ (Les anciens Canadiens), Québec
  • 1989 : Babel (La fin du monde), France
  • 2007 : Coda (Nikolski), Québec
  • 2011 : Série P (Le ciel de Bay City), Québec

 

 

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