La fleur de Dany

20
Publicité

Imagine...

Tu es un primo romancier, donc totalement inconnu au bataillon littéraire québécois, et tu es convié au Salon du livre de Montréal, à cet endroit même où, il y a 5 ans, à ton arrivée au Québec, petit migrant blanc débarqué d’Afrique, tu te promettais d’être présent un jour, comme auteur, assis sur un tabouret en inox, devant une table surélevée, à délivrer des dédicaces de ton premier roman.

Promesse auto-tenue, ton roman sorti depuis 2 mois, tu as donc rendez-vous avec ton éditeur pour tes premières séances de signature. Deux heures de gloire, trois jours de suite, rien que pour tes lecteurs. Wow ! Le rêve. Oui, oui, le rêve, en vrai, en chair, en os et en sueur, un rêve de late-bloomer juste en train de se réaliser sous tes yeux. Un rêve dont tu es le héros.

Mais voilà, dans ce rêve, il y a deux héros, et l’autre s’appelle Dany!

Le kiosque de ta maison d’édition fait face au kiosque d’un autre éditeur qui a l’immense privilège de tenir dans ses rangs ton académicien préféré. Lequel, tiens, tiens, est également en séance de signature. Il est là Dany, devant toi, à six pieds, assis à sa table, imposant de simplicité et de générosité, un sourire franc collé sur le visage, une douce empathie dans le regard et des feutres de couleurs dans la main pour dessiner sa fleur.

La belle fleur de Dany. La promesse d’une corolle d’immortalité.

Et ils sont nombreux à vouloir la cueillir cette jolie fleur. Une haie d’admirateurs, grande procession d’impatients bucoliques, s’étire en deux morceaux, une vingtaine de personnes, ici, juste en face de toi, et une autre file retenue un peu plus loin, qui n’en finit pas de s’agréger au fur et à mesure que les fleurs sont cueillies. Dany signe à tour de bras et gratifie d’une franche poignée de main chacun de ses admirateurs, jusqu’au selfie, auquel il se prête tout souriant. Formidable Dany !

Toi, petit romancier solitaire, au seuil de ta gloire familiale, tu es là, inopiné et anonyme, à faire tourner ton stylo dans tes doigts, te demandant quel sera ton premier poisson, celui ou celle qui aura l’immense privilège d’accueillir ta griffe sur son exemplaire de ton premier roman. Tu souris aux visiteurs du Salon, tu serais prêt à faire des clins d’œil, voire même à payer quelques passants pour qu’ils jouent le jeu de ta petite parcelle de gloire. C’est que, quand même, ton livre a fait parler de lui, un petit peu, dans les journaux, sur Internet, des bonnes critiques dans l’ensemble…  Une belle couverture, il faut reconnaître. Allez, allez, on se lustre l’égo.

Et Dany qui signe, qui signe…

Et toi, nada, toujours rien… Ah si, une dame! Elle a aimé ton livre, l’a trouvé sensible et profond. Merci Madame, bonne soirée! Et ce collègue de travail qui passe par hasard, content de connaître personnellement un auteur, achète ton livre et vient te le faire signer. « Tu sais, il ne fallait pas te sentir obligé », aurais-tu presqu’envie de lui souffler.

Mais Diable, secoues-toi !  C’est déjà bien, au bout de deux heures, cinq signatures.

Ton éditeur te libère. Tu rentres chez toi. Demain est un autre jour.

Enfin si on veut, car quand on a pour voisin de dédicace, et aux mêmes créneaux horaires, monsieur Dany Laferrière, demain ressemble à un jour sans fin.

Et Dany qui signe, qui signe, qui signe.

Ce deuxième jour, tu es venu avec ton vieil exemplaire de Comment faire l’amour… Tu t’es promis de jeter ton orgueil aux orties et de venir à Dany cueillir sa fleur. Tu triches un peu, fais valoir auprès du gardien de la haie ta noble position d’auteur… cinq minutes d’attente, et voilà Dany juste devant toi. Un sourire et la franche poignée de main. «Un revenant!» dit-il, lorsqu’il s’aperçoit que tu es venu lui faire signer, non pas son dernier roman, mais tout bonnement son premier, couverture jaune dans la version originale. Un revenant !? Alors tu penses qu’il parle de toi, que tu as eu une première vie d’artiste ignorée de tous et de toi-même, tu ne sais plus sur quel pied danser. D’ailleurs, tu ne danses pas. Absorbé, tu regardes Dany planter sa fleur sur la page de son vieux livre. Woah ! Qu’est-ce qu’il fait ça bien !  Elle est là, oui, la fleur de Dany. Elle est belle, colorée, resplendissante. Elle sent presque bon. Te vient l’idée de dessiner sur ton premier livre, en guise de sublime dédicace, non pas une fleur comme lui, mais peut être un arbre…ou une étoile. Un soleil?

Bon, ce n’est pas tout, trêve d’égarements, tu as des signatures à apposer, des sourires à donner et encore beaucoup de patience à générer.

Cette fois, une collégienne te fait une déclaration d’amour. On se calme… on s’essuie le front… car au fond ce n’est pas à toi qu’elle destine cette déclaration, mais au personnage de ton livre. Tu te prends à le jalouser, non pas ton personnage…mais Dany, car la belle collégienne te plante ici, pour, elle aussi, se glisser dans la haie d’honneur et aller cueillir sa fleur.

C’est un flot intarissable d’admirateurs, une colonne de lecteurs et une horde de curieux qui se bousculent dans la rangée. Voir Dany, sentir sa fleur… et peut être mourir.

Et Dany signe, Dany signe, Dany signe… sans flétrir.

Tu te demandes quel effet ça fait au poignet, de signer autant de dédicaces et de planter autant de fleurs dans le cœur des lecteurs. Tu te surprends, à en pouffer de rire, à vouloir te lever et proposer à Dany ton aide… «Je peux dessiner pour vous, Dany, si vous voulez… je peux me faire votre nègre en dédicace ». Non, tu restes sérieux. Tu es un auteur tout de même.

Au troisième jour de dédicace, le tableau est inchangé. À croire qu’en programmant ainsi tes heures de signatures, ton propre éditeur te met à l’épreuve : « Tu courras le 100m contre Usain Bolt!»

Une dame, qui te fait signer, se sent un peu gênée pour toi, peut-être, en comparant ta solitude à la foule de Dany. « C’est injuste! » dit-elle, compatissante. Tu lui réponds « Non, c’est juste, au contraire. Dany est à son vingtième bouquin. C’est le contraire qui aurait été injuste ». Elle acquiesce, tu lui souris. Une autre gentille dame avec qui tu discutais tantôt de ton parcours africain, de ton amour pour Senghor et de ton roman, et qui, ironiquement travaille pour l’éditeur de Dany, achète ton livre et te le fais signer. Tu dessines ton soleil au côté d’une fleur qui lui fait de l’ombre…

Oui, le tableau est inchangé, mais il est beau. Et tu souris à la chance que tu as d’être là, de vivre ça. Tant de lecteurs qui se rêvent en auteur, quand on sait comme il est difficile de publier un premier roman. Et puis signer aux côtés de Dany, un luxe !

Allez ! Dernière heure de dédicace, vivre le moment présent, tu as griffé en 3 jours une quinzaine d’exemplaires, la vie est belle, et, cerise sur le soleil, ta douce moitié vient de te rejoindre…

« Ah! Mais c’est Dany! », s’exclame-t-elle.

« Oui, c’est le fleuriste du coin! »

« Oh! Je veux une fleur de Dany »…

Fin du Salon du livre. Vous voilà, elle et toi, dans la file qui s’étiole, avec Mongo, le nouveau roman de Dany dans les mains. Dany, qui te reconnait cette fois, s’extasie devant la beauté de ta plante. « Quelle belle femme, quelle chance tu as, comment as-tu fait? » te dit-il, souriant, en fixant ta douce moitié dans les yeux. Et ta chérie de répondre à ta place, merveilleusement, la tête posée sur ton épaule : « C’est moi qui ai de la chance de l’avoir…c’est mon auteur préféré ».

Les livres peuvent se bien refermer, les signatures, s’effacer, les pages, redevenir blanches… Si ça, ce n’est pas une belle dédicace, une fleur plantée bien profond dans ton cœur?

 

David Bouchet
Auteur de Soleil, éditions La Peuplade, 2015.

Belle leçon d’humilité, formidable état d’apesanteur humaine et gros câlin à mon voisin de dédicace, l’immortel parmi les mortels, Dany Laferrière.

 

Publicité