La censure à l’école

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Beaucoup de parents souhaitent que leurs enfants lisent, qu’ils développent ce goût irréversible pour les lettres, mais sont-ils prêts à leur ouvrir toutes grandes les portes de la littérature pour autant? Les écrivains eux-mêmes osent-ils tout aborder dans leurs histoires pour la jeunesse? Les écoles, les bibliothèques, peuvent-elles placer n’importe quoi sur leurs rayons? Parfois, la réponse est non. On aurait tort de croire que le Québec d’aujourd’hui ne se prête pas lui aussi quelquefois au délicat jeu de la censure, surtout quand il est question de jeunes lecteurs et des établissements publics qu’ils fréquentent. Coup d’œil du côté des bibliothèques scolaires.

Un exemplaire de « Red Ketchup » dans lequel on a censuré quelques images au crayon-feutre, le petit « Cédric » qui se fait pointer du doigt parce que sa maman est trop sexy, une libraire qui cache temporairement la série « Les Nombrils » le temps d’une exposition scolaire pour s’éviter les foudres des enseignants et de la direction. Et puis, des livres qui disparaissent mystérieusement ici et là des bibliothèques, des parents qui montent aux barricades pour faire retirer un ouvrage disponible à l’école… Voilà quelques anecdotes – et certaines sont assez rigolotes quand on y pense – qui nous ont été racontées au fil des recherches pour cet article. Or, ce qui est moins drôle, c’est que finalement des livres intelligents et aux qualités littéraires manifestes se retrouvent chaque année retirés des établissements publics de la province.

« On est incapable de comptabiliser le nombre exact de livres qui sont retirés des rayons, explique Anne-Marie Roy, bibliothécaire en milieu scolaire (niveau secondaire). Il y a des plaintes qui ne se rendent pas jusqu’à nous. Il y a des choses qui se passent à l’intérieur des écoles et dont on n’est jamais mis au courant. » Lyne Rajotte, qui travaille quant à elle du côté du primaire, estime néanmoins à une dizaine le nombre de livres qui peuvent disparaître d’une bibliothèque scolaire par année. Pourquoi les bibliothécaires sont-elles incapables de faire un suivi précis des livres qui sont retirés des tablettes? Parce que l’idée répandue voulant que ce soient les bibliothécaires qui contrôlent les achats (et dans le cas qui nous intéresse les retraits) de livres est, dans la majorité des cas, un mythe : « Il faut bien comprendre que les directions d’école ou les enseignants nous font une demande concernant un livre et on procède ensuite à une analyse. On le lit et on soumet ensuite des recommandations, mais la décision finale revient à la direction », renchérit Marjolaine Séguin, aussi bibliothécaire au primaire.

En revanche, lorsque les livres ont des échos dans les médias, il est évident que ces bibliothécaires en entendent parler. Ce fut le cas de la série « Le blogue de Namasté », dont l’auteur Maxime Roussy a été accusé d’agression sexuelle sur l’une de ses fans. Mais également d’autres titres au dossier moins accablant comme Ma sœur veut un zizi de Fabrice Boulanger (auquel on a reproché les images explicites de nudité, heure du bain oblige) et Le Dico des filles 2014 (sévèrement critiqué par le Conseil du statut de la femme qui l’a accusé de véhiculer des stéréotypes sexistes, des propos homophobes et des messages moralisateurs antiavortements). Ces livres fortement médiatisés ont donc fait l’objet d’une évaluation au sein des écoles et ont, dans certains cas, été retirés, confirme Mme Rajotte. 

Un problème? Pas de problème!
« Au secondaire, je dirais que si un parent monte aux barricades, la direction – qui ne veut pas de problème – va demander que le livre soit retiré et ça va s’éteindre là, confesse Anne-Marie Roy. Ça vient souvent des parents, parce que le parent est tout-puissant dans une école. Donc s’il s’en prend à un livre, ça se peut qu’il soit retiré et je suis persuadée qu’il y a des cas qui n’arrivent pas jusqu’à nous, mais où le livre est retiré tout simplement, parce que c’est moins compliqué. » Elle pense notamment au cas du roman Treize raisons de Jay Asher qui a suscité la controverse parce que le personnage dresse la liste des raisons qu’elle a de se suicider. « Les bibliothécaires ici l’ont lu et nous trouvons que le livre est adéquat, mais il est dur à défendre et il n’a pas survécu dans toutes les écoles », ajoute-t-elle. Le suicide, particulièrement, est un sujet problématique, ont acquiescé à l’unanimité les bibliothécaires interrogées.

Ce qui nous amène à cette question centrale : Y a-t-il des sujets auxquels les enfants ne devraient pas être exposés? Non, croient ces bibliothécaires en milieu scolaire. Est-ce que cela signifie que tous les livres méritent de se retrouver entre de petites mains? Non plus. « Tout est dans le traitement et la façon dont le sujet est présenté. Tous les sujets peuvent être adaptés et je pense que les auteurs québécois, particulièrement, sont vraiment habiles pour parler de n’importe quel sujet de manière à respecter le développement psychologique de l’enfant. C’est sur ce critère qu’on se base lorsqu’on recommande un livre, je ne crois donc pas que certains sujets doivent être tabous », défend Mme Roy.

« Par contre, il y a des maisons d’édition et des auteurs qui n’ont pas le tour, mais là, vraiment pas, de parler d’une problématique. J’ai vu des livres sur le suicide ou sur les abus dont le sujet était tellement mal amené que je n’ai pas pu les suggérer, précise Marjolaine Séguin, qui travaille de son côté avec le primaire. Mais il y en a beaucoup qui l’amènent d’une façon tellement extraordinaire! », ajoute-t-elle en pensant particulièrement au roman La première minute de Mathieu, signé par Gilles Tibo, dans lequel le personnage, un enfant, vit une dépression, au point d’envisager le suicide. « Quand j’ai lu ce livre-là, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, mais je me dis que ça se peut qu’il y ait des petits loups dans les écoles qui vivent cette dépression-là, à cet âge-là, et j’ai eu beaucoup de difficulté à ne pas mettre ce livre dans ma sélection », poursuit Mme Séguin. Elle a quand même mis une note pour aviser qu’il s’agissait d’un sujet sensible. Elle mentionne également son coup de cœur pour l’album Le petit tabarnak de Jacques Goldstyn (La Pastèque) : « Je l’adore et c’est unique! Ça parle de l’origine des sacres au Québec. Je l’assume totalement, je l’ai même acheté pour la maison, mais encore là, j’ai mis une note. Je vais en faire la promotion, mais je comprends que certaines personnes ont de la difficulté, ne serait-ce qu’avec le titre. »

Michèle Bénard, technicienne en documentation à l’école secondaire Mgr- A.-M.-Parent à Saint-Hubert, abonde dans le même sens : « Ce ne sont pas les sujets en tant que tels qui posent problème, mais le fait qu’ils soient mal exploités. J’ai déjà lu un excellent documentaire sur la violence, par contre, je n’achèterais jamais un ouvrage dans lequel on retrouve de la violence gratuite. Des livres sur les sujets les plus tabous peuvent être achetés, tant qu’ils sont traités de façon correcte et respectueuse. Les jeunes ont besoin d’avoir des réponses à leurs questions et je préfère encore qu’ils les trouvent dans de bons ouvrages que sur le Web qui, malheureusement, contient des informations encore plus pernicieuses. »

Entre morale et censure, certains cœurs vacillent
Cela dit, les quatre bibliothécaires interrogées avouent qu’elles ont parfois du mal à ne pas se laisser aller à l’autocensure. « C’est évident que je m’autocensure. Quand je vais tomber sur un livre, par exemple, dont le sujet est “comment on fait des enfants, si après l’avoir fermé il n’y a pas de paires de seins et d’organes génitaux, je vais être contente et je vais le suggérer », avoue Marjolaine Séguin. « Je me rends compte qu’en cinq ans, j’ai vite développé l’autocensure et j’ai besoin de Marjolaine pour me ramener dans le droit chemin. Souvent, quand je suis hésitante, je vais en parler avec elle. Je pense que maintenant j’ai besoin d’intellectualiser mes cas de censure, c’est-à-dire de me sécuriser en rattachant le livre au programme. Comme Le petit tabarnak, finalement, c’est correct parce que je peux le rattacher au volet Univers social du programme et le défendre », ajoute à son tour Mme Rajotte. « Finalement, c’est toujours la même logique : il faut définir si la thématique a sa place, voir de quelle façon elle est traitée et déterminer si ça suit la progression des apprentissages. Il faut toujours voir si, pédagogiquement parlant, le livre a sa place à la bibliothèque ou en classe », tranche de son côté Annie Perron, bibliothécaire au secondaire. Pour illustrer tout ça, sa collègue Lyne Rajotte raconte : « Dernièrement, j’ai reçu une demande pour le numéro du magazine Nunuche d’Élise Gravel où on voit une belle paire de fesses. On nous a demandé si ça avait sa place dans une bibliothèque scolaire. Alors, je n’ai eu qu’à dire que dans le programme scolaire, on doit aborder le sujet de l’hypersexualisation, et la controverse s’est arrêtée là. Mais une couverture choquante de prime abord, ça ne passe pas facilement. Ce n’est pas facile d’avoir le magazine Nunuche dans une école primaire! »

Qui sont donc les censeurs d’aujourd’hui?
Les parents, très proches des apprentissages de leurs enfants, sont souvent les principaux instigateurs de la censure en bibliothèque scolaire. À cela, il faut ajouter les prises de position, souvent en faveur du parent, de la direction d’école. Or, les livres sont aussi quelquefois victimes des préjugés des bénévoles. « Très souvent, au Québec, ce sont des bénévoles qui travaillent dans les bibliothèques du primaire et, contrairement à un employé, un bénévole ne se distancie pas toujours de son schème de valeurs morales. Quand je fais mon travail de bibliothécaire, ce n’est pas sur mes valeurs personnelles que je me base. J’essaie d’être professionnelle. Le bénévole, lui, ne se distancie pas forcément de ces préjugés. Alors, on a beaucoup de retraits parce que le bénévole a été choqué! », explique Lyne Rajotte. Il n’est donc pas rare que certains titres disparaissent mystérieusement, et de manière non officielle, des réserves parce qu’un bénévole s’est improvisé censeur. « En même temps, c’est tellement dommage de dire ça, parce que c’est une minorité. Je ne voudrais pas qu’on généralise non plus sur le dos des bénévoles », précise Mme Rajotte.

Un prix québécois pour les livres censurés!
Quatre bibliothécaires en milieu scolaire, en association avec l’Association pour la promotion des services documentaires (APSDS), ont décidé de créer un tout nouveau prix dans le but de promouvoir des ouvrages qu’on veut souvent écarter, mais qui sont pourtant d’une grande qualité littéraire. Ainsi, le prix Espiègle couronnera un ouvrage malicieux, destiné au primaire ou au secondaire, qui se sera démarqué par son fort potentiel polémique. Le vainqueur sera dévoilé en même temps qu’a lieu la Banned Book Week aux États-Unis, c’est-à-dire à la fin septembre 2016. Lyne Rajotte, qui est à la tête du projet, avoue d’ailleurs s’être inspirée de l’American Library Association (ALA) qui publie annuellement une liste des titres les plus controversés dans les bibliothèques du pays. « Le prix Espiègle sera en quelque sorte le pendant québécois de ce que fait l’ALA », avec un volet promotionnel en plus. Car le but premier du prix Espiègle est de tourner les projecteurs vers ces livres injustement mis au rancart. La coopérative « Les libraires » est d’ailleurs fière d’être partenaire de ce projet original et nécéssaire.  

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