Il y a dans la vie des carrefours où les destins se croisent, se nouent ou se détachent à tout jamais. En février dernier, au Salon du livre de l’Outaouais, Renaud Roussel me dit que les éditions du Boréal viennent d’acquérir les droits de traduction d’un recueil de Kaie Kellough fraîchement paru chez Véhicule Press. Je m’en réjouis : ça me fait toujours plaisir d’apprendre qu’une autrice ou un auteur d’ici paraîtra pour la première fois en français. La semaine suivante, Renaud m’envoie le fichier PDF : « J’aimerais te proposer de le traduire. » Dominoes at the Crossroads entre alors dans ma vie pour y rester dans les prochains mois. Voici l’histoire d’une rencontre avec un livre.

La première nouvelle me déconcerte. On dirait une introduction de celles que l’on trouve dans les éditions critiques — sans doute pleine de divulgâcheurs, me dis-je. Mais je me résous à ne pas la sauter : après tout, j’aurai bientôt à la traduire. Écrite sous la forme d’un discours inaugural, elle résume l’histoire de Ville-Milieu : nouveau nom de Montréal… qui aurait aujourd’hui 475 ans! L’arrière-arrière-petite-fille (ou petit-fils?) de Kaie Kellough y raconte le rôle des personnes de couleur, non seulement dans la fondation, mais aussi dans la pérennité de la métropole. Véritable tour de force historico-futuriste, cette nouvelle déconstruit tout concept lié au « colonialisme » : le « pré » comme le « post », en passant par le « néo » et l’« anti ».

Les onze autres nouvelles s’éloignent du ton savant pour privilégier celui, plus intimiste, de récits à la première personne. Kaie Kellough se met souvent lui-même en scène, mais il est difficile de départager sa vie réelle de sa vie inventée. On suit une poignée de voix narratives (tantôt masculines, tantôt féminines), adultes ou enfants, dans un Montréal familier que l’on se plaît à redécouvrir : le marché aux puces du quartier Saint-Michel, les couloirs du métro Peel, les librairies du boulevard Saint-Laurent… Elles nous font aussi faire le tour du Canada, de la Colombie-Britannique aux Maritimes, en passant par les Prairies. Des pages d’Histoire se glissent souvent dans les histoires : l’incendie du port de Montréal causé par Marie-Joseph Angélique en 1734; le New Jewel Movement des années 70; l’affaire Sir George Williams de l’hiver 1969; le décollage raté de la navette spatiale Challenger en 1986, etc. Et ces événements réels se mélangent à d’autres, sans doute fictifs, qui confondent et fascinent. Toutes ces personnes qui narrent au « je » sont résolument canadiennes, sinon québécoises : soit elles sont nées ici, comme Kellough lui-même, originaire de Vancouver et qui habite aujourd’hui Montréal; soit elles ont été inventées, comme Hamidou Diop de Prochain épisode d’Hubert Aquin, qui narre deux des nouvelles. Quand ces personnages retournent à leurs soi-disant origines (le Guyana, Haïti, la Jamaïque ou le Sénégal, par exemple), ils se sentent différents, étrangers.

Les histoires s’entrecroisent sans arrêt : des personnages traversent de l’une à l’autre, jouant un rôle tantôt principal, tantôt secondaire; des leitmotivs narratifs refont surface en toile de fond. La composition est rythmée, réfléchie, et à chaque lecture, on découvre de nouvelles nuances. On dirait presque un album de musique — toutes les pièces ont des liens, tout en restant autonomes. D’ailleurs, la musique, en particulier le saxophone et le jazz, est omniprésente dans le recueil. Des pièces musicales sont décrites avec force détails. Dans ces envolées lyriques, on sent qu’on a accès au poète plus qu’au romancier.

On a aussi droit à quelques paroles de vraies chansons, parfois carrément en français. Il faut dire que de longs passages en français — aux accents tantôt caribéens, tantôt québécois — se glissent dans les textes de Kellough. Je me sens soudain enveloppée d’une véritable courtepointe multilingue où les mélanges sont fluides et bienvenus. Je me sens chez moi dans un livre écrit par quelqu’un dont je ne partage ni le genre, ni les origines, ni la couleur de peau. Un rare sentiment de proximité entre une lectrice et son auteur.

L’art visuel, aussi, a une place de choix dans ce livre — les personnages visitent souvent un musée ou un marché où sont vendues des œuvres d’art. Deux tableaux nous sont même « racontés » plus que décrits, et ce, de façon étonnamment poétique et poignante, dont La mort du général Wolfe de Benjamin West, qui fait figure de leitmotiv. Qui plus est, les nouvelles sont truffées de références intertextuelles : Aquin, Kerouac, Glissant, Chamoiseau, pour ne nommer que ceux-là. Même des livres plus populaires, comme The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, font leur apparition dans plus d’une histoire. De nombreux extraits — réels ou fictifs — de divers journaux du Canada, du Québec ou des Caraïbes viennent aussi rythmer la narration, tout comme des fragments de films ou de documentaires accessibles sur le Web ou ailleurs.

Dominoes at the Crossroads est un réseau complexe de nouvelles qui nous entraînent dans un périple narratif qui n’a rien de pittoresque ni de convenu : c’est un voyage qui étonne, secoue, émeut et nous en apprend aussi, un peu, sur notre Histoire individuelle et collective. Au terme de ma lecture, je me demande pourquoi je n’avais jamais encore entendu parler de Kaie Kellough, pourquoi je ne savais rien de son roman Accordéon (finaliste au prix Amazon/Walrus Foundation pour un premier roman), ni des poèmes de Magnetic Equator (finaliste au prix de poésie AM Klein et lauréat du Griffin Poetry Prize). Je me réjouis d’autant plus d’avoir été choisie pour vous le faire connaître, bientôt, en traduction française.

 

Madeleine Stratford
Madeleine Stratford considère la traduction « comme une forme de création à part entière ». Poète, traductrice et professeure, elle a reçu en 2013 le Prix de la traduction littéraire John-Glassco pour sa traduction du recueil de poésie Ce qu’il faut dire a des fissures. Sa traduction du roman Elle nage de Marianne Apostolides a été finaliste au Prix du Gouverneur général en 2016, tandis que celle de Pilleurs de rêves de Cherie Dimaline a aussi été finaliste pour ce prestigieux prix en 2019.

Illustration : © Emilie Morneau

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