J’ai rencontré Jordan Tannahill en juin 2017, tandis que je participais au Banff International Literary Translation Centre. À cette occasion, lui et moi avons échangé quelques mots polis, sans plus. Sept mois plus tard, en écoutant la chronique de Monique Polak à Plus on est de fous, plus on lit!, j’ai appris que venait de sortir le premier roman de Jordan, Liminal, aux éditions House of Anansi. Curieuse, j’ai commandé le livre, que j’ai ensuite dévoré en deux jours. J’étais tout simplement incapable de le refermer.

Liminal est en quelque sorte un roman initiatique au cours duquel on assiste à l’émancipation du jeune Jordan Tannahill — ou, du moins, à sa version fictive. Dans cette autofiction, l’imagination a la part belle, mais tout reste vraisemblable. Impossible de déterminer ce qui appartient à la réalité ou à la fiction. L’auteur réfléchit justement à la limite entre ces deux concepts, à ce qui les distingue et les rapproche. Cette réflexion s’arrime à celles poursuivies au sujet de la vie et de la mort, de la vérité et du mensonge, du sujet et de l’objet, de la présence et de l’absence, de la perception et du monde objectif, etc. Tout se joue à la frontière entre les opposés, sur le seuil.

Et c’est littéralement sur le seuil que s’ouvre le roman, tandis que Jordan se trouve dans l’embrasure de la porte de la chambre de sa mère à se demander si celle-ci, qui tarde à se réveiller, est morte ou vivante. De son point de vue, les deux options sont envisageables, et il se maintient volontairement dans le moment de doute où l’une et l’autre cohabitent. Ce qui est prodigieux, c’est la manière dont le livre joue avec l’élasticité du temps, puisque ses quelque 400 pages sont contenues dans cette seule et même seconde d’inquiétude. Comme quoi l’éternité est une chose bien relative…

Par l’entremise d’un « tu » à la fois intime et inclusif, Jordan raconte à sa mère quelques-unes des expériences qu’il a vécues au courant des dernières années, les rencontres et les choix qu’il a faits, les erreurs qu’il a commises, ses angoisses, ses périples, ses études, bref, tout ce qui l’a constitué comme personne et qui a marqué son passage à l’âge adulte. Car la frontière, c’est aussi celle entre l’adolescence et « la vraie vie ».

Le récit est ponctué d’anecdotes de voyage, de références à la politique, de passages plus philosophiques où interviennent entre autres Bataille, Diderot et Kristeva (figure que va d’ailleurs rencontrer Jordan lors d’un voyage dans la Bulgarie natale de Julia Kristeva). On se paye un road trip aux États-Unis, on se rend dans un sauna gai de Rome (propriété de l’Église catholique!), en passant par la scène queer de Toronto, la banlieue d’Ottawa et la cité de Londres, au moment où le Royaume-Uni est déchiré par le Brexit.

Au cours de cette lecture, on rit, on se pose des questions, on se laisse porter par des élans poétiques et on se reconnaît, peu importe qu’on soit gai, hétéro, homme, femme, adolescent ou adulte. Liminal dresse un portrait nuancé de l’expérience humaine en nivelant par le haut, en engageant un discours intelligent, documenté, mais également sensible et authentique.

Le principal reproche que certains seraient possiblement tentés de faire au livre, ce serait sans doute ses envolées plus « intellectuelles », lesquelles pourraient être perçues comme moins accessibles, mais personnellement, ce sont ces paragraphes qui m’ont plu par-dessus tout, car ils me nourrissaient, m’apprenaient des choses et me forçaient à me questionner. Et même dans ces passages plus arides, la langue demeure simple et compréhensible, teintée par un humour tantôt ironique, tantôt enfantin. De plus, les discours plus conceptuels et abstraits se déroulent pour la plupart sur fond de vie quotidienne. Par exemple, Jordan et sa mère parlent de l’intelligence artificielle et des enjeux liés à cette technologie en magasinant une carte d’anniversaire au très prosaïque Dollarama.

On ne sait qu’à la toute fin ce qu’il advient réellement de la mère de Jordan — ou en tout cas, qu’on croit savoir, car l’auteur, adepte de l’ambiguïté, s’est bien gardé de trancher la question sans équivoque. Est-elle décédée ou bel et bien vivante? Le désir de répondre à cette question crée une tension qui nous empêche de déposer le livre avant de l’avoir parcouru en entier.

Pour ma part, après avoir tourné la dernière page du roman, je n’avais qu’une seule envie : le traduire en français pour que le public francophone puisse à son tour jouir de la prose vive et touchante de Tannahill. Du front tout le tour de la tête, j’ai contacté ce dernier sur Facebook, d’abord pour le féliciter, puis dans le but éventuel de lui demander si les droits avaient déjà été vendus. À peine ai-je eu le temps d’aborder le sujet que, déjà, il me lançait : « It would be awesome if you were the translator!1 » La confiance qu’il m’a témoignée m’a surprise et émue. Il me parlait comme si nous nous connaissions depuis toujours. Et malgré nos échanges limités, j’avais aussi l’impression de reconnaître en lui un ami de longue date.

Sans attendre, je me suis mise à la recherche d’une maison d’édition qui souhaiterait publier Liminal en français. J’ai convaincu mes éditeurs chez La Peuplade de jeter un coup d’œil à ce livre exceptionnel, qui les a conquis à leur tour. Le fabuleux processus de traduction s’est alors enclenché et, parallèlement à celui-ci, une véritable amitié s’est développée entre Jordan et moi. Étant donné la nature très personnelle du projet, j’avais carrément l’impression de vivre dans sa tête, de creuser ses recoins les plus intimes.

Lorsque j’ai mis le point final au premier jet de ma traduction, le 24 décembre 2018, j’ai écrit à Jordan pour l’en aviser. Sa réponse : « It is the best Christmas gift ever!2 » Il était alors en visite chez sa mère à Ottawa, assis avec elle dans son salon, et me disait qu’il aurait aimé que je sois là avec eux pour qu’on puisse célébrer l’événement. Une étrange sensation m’a alors envahie : celle de vivre dans le roman, d’en être devenue l’un des personnages. Comme si Jordan, sa mère et moi étions en train d’en écrire l’extension, de prolonger sa magie dans la réalité. N’est-ce pas là d’ailleurs l’objectif derrière chaque traduction : faire se déployer la magie d’une œuvre littéraire dans un autre pan du réel?

1. Ce serait génial si c’était toi qui le traduisais!
2. C’est le meilleur cadeau de Noël de tous les temps!


Mélissa Verreault

Écrivaine, traductrice, chargée de cours en création littéraire et mère de triplées, Mélissa Verreault est l’auteure de Voyage léger, Point d’équilibre, L’angoisse du poisson rouge et Les voies de la disparition. Elle a aussi publié des textes de fiction dans plusieurs revues et dirigé le collectif Avec pas une cenne : Récits de voyage. Elle a notamment traduit le roman Ligne brisée de Katherena Vermette, qui a remporté le Combat des livres de Radio-Canada en 2018.

Illustration : © Emilie Morneau

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