Homère me prête sa voix

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La plupart du temps, j’espère de la lecture qu’elle me plonge dans l’inconnu. Dans le domaine de la prose narrative, cela couvre déjà large, de la nouvelle au roman, du réalisme au fantastique. Lire un roman, n’est-ce pas se lancer à la poursuite d’un personnage qu’une intrigue trimballe à gauche, à droite et, surtout, vers l’avant? Rien de tel avec un classique : on a toujours plus ou moins une idée de ce qui nous attend, jusqu’à ce que la mince pellicule de l’intrigue se soulève, donnant accès à la prosodie, à telle métaphore souveraine, à la beauté pure d’une phrase.

Homère? Il ne cache rien de ce qui arrivera. Au contraire, ses personnages multiplient les pronostics susceptibles de redonner foi à Télémaque, le fils privé de son père, et que nous savons exacts : « Ulysse ne sera plus longtemps absent de sa patrie » (dès le chant I). Qui a jamais méconnu le destin d’Ulysse, sinon lui-même et ses proches? Homère est sans surprise, son poème sans suspense. Tout se joue ailleurs.

Au chant V, Ulysse (en grec : Odysseus) paraît enfin dans le récit qui porte son nom, assis sur un rocher, ajoutant au sel de la mer celui de ses larmes. On est mis en présence d’un homme dont on connaît le passé victorieux à Troie, mais dont on sait aussi qu’il finira par abattre la forêt de prétendants qui convoitent son épouse et veulent tuer son fils. Pour l’heure, il doit quitter Calypso, la nymphe aux belles nattes, et reprendre la mer au fond de laquelle le guette Poséidon, l’Ébranleur de terre, dieu bougonneux par excellence.

Mais rien ne presse, les classiques ont tout leur temps et tout le nôtre. Pour le moment, Hermès aborde l’île de Calypso, après avoir survolé la mer vineuse. L’air embaume le cèdre et le thuya, le dieu messager se réjouit de voir fleurir « en de molles prairies » la violette et le persil. Rien ne presse, Calypso lui sert un réquisitoire proprement féministe, puis elle et Ulysse s’étreignent une dernière fois. Rien ne presse, il faut bien que le héros aborde la terre d’Alkinoos, le roi des Phéaciens, à qui il fera le récit de ses errances. (M’entendez-vous savourer le nom de chacun des personnages?)

On a donné mille définitions de ce qu’est un classique. Pour moi, c’est une œuvre qui me laisse entendre un peu de ma voix propre dans ce qui remonte pourtant de très loin (près de trois millénaires, dans ce cas-ci). J’ajouterai que, de toutes ces œuvres, l’Odyssée est celle qui m’autorise le plus volontiers à faire une sorte d’interpolation, à changer le texte, à laisser mes mots remplacer ceux d’Homère (qui n’y voit pas le moindre inconvénient, je le sais). On serait surpris de ce que je semble citer de mémoire et qui est tantôt périphrase et tantôt euphémisme de ma part. Ainsi, au chant XI, quand Ulysse, descendu aux Enfers afin d’y trouver comment rentrer à Ithaque, surpris de croiser sa mère, Anticlée, lui demande de quoi elle est morte : « Je suis morte de ton absence, mon fils. »

Mon sans-gêne est tel que je lis l’Odyssée comme un roman plutôt qu’une épopée (sacrilège que je ne commettrais jamais en ce qui a trait à l’Iliade). C’est-à-dire que j’aborde les aventures de l’Inventif comme si c’était Joyce ou Giono qui les avaient écrites. Il m’est arrivé quelques fois de placer en superposition les six traductions françaises que je possède un peu comme Tintin fait des parchemins qui lui révèlent le secret de la Licorne. Un Ulysse en six dimensions!

Lire un classique, c’est aussi découdre le temps. En recevant Mentor (chant I), le jeune Télémaque agit comme le vieux Didace Beauchemin qui lance « Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant », au tout début d’un de nos classiques. Qui a parlé en premier, Homère ou Germaine Guèvremont?

Tuer les classiques, comme le proposent les esprits utilitaristes voulant faire main basse sur l’éducation, ce serait tuer la littérature elle-même et se priver de la civilisation. La civilisation continue de s’écrire; or, c’est nous qui tenons désormais la plume.

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