Les yōkai sont des créatures fantomatiques issues du folklore japonais. On les associe la plupart du temps au shintoïsme (la religion indigène du Japon) et à l’animisme (la croyance qu’en toute chose — absolument toute — réside un esprit). Shintoïsme et animisme sont au cœur de l’identité nipponne. Pas étonnant, alors, que les Japonais et les Japonaises aient tant d’histoires de fantômes à raconter. À Tokyo, j’ai collecté des dizaines de ces récits fabuleux dans le but d’inspirer l’écriture de mon troisième roman, Le fantôme de Suzuko. En voici trois. Je les partage ici pour la première fois.

Un récit de Kurumi recueilli le 6 mars 2018 dans le quartier Sumida
Je venais d’avoir 20 ans. J’étais secrètement amoureuse d’un garçon avec qui je suis allée quelques jours en vacances, au nord du Japon, sur l’île d’Hokkaidō.

Quand nous sommes arrivés à l’auberge — un ryokan — j’ai eu un mauvais pressentiment. À l’intérieur, il y avait des courants d’air glacés. On était pourtant en plein mois de juillet et le ryokan ne possédait pas d’air conditionné.

Nous avions réservé deux chambres, nous avons donc dormi, mon ami et moi, chacun de notre côté. Le lendemain, je me suis levée tôt, car nous avions rendez-vous devant le ryokan pour ensuite aller grimper le mont Aibetsu. J’attendais à l’extérieur… quand j’ai vu mon ami sortir du bain public situé de l’autre côté de la rue.

« Pourquoi sors-tu de l’onsen, lui ai-je demandé, et non de ta chambre? — Eh bien, m’a-t-il promptement répondu, c’est que durant la nuit j’ai entendu marmonner dans la salle de bain… Je suis allé voir ce qui s’y passait et j’ai vu une petite fille ensanglantée! Elle m’a fait tellement peur que je suis allé me réfugier en face. — So so so… Vraiment? — Oui, je t’assure que c’est vrai. Même que j’ai raconté ma mésaventure au propriétaire de l’onsen, qui m’a dit que des clients du ryokan viennent à l’occasion passer la nuit dans son établissement car l’auberge est visitée, chaque été, par Hanako-san, une petite fille qui, le reste de l’année, hante la toilette des filles de l’école du village. »

Un récit d’Ayumi recueilli le 18 février 2018 dans le quartier Ginza
J’ai changé d’appartement, à Tokyo, il y a trois ans. Je n’aime pas déménager car j’ai toujours du mal à vivre, au début, avec les fantômes des anciens locataires.

Mon appartement est situé au quatrième étage d’un édifice qui en compte dix-huit. À propos… tu sais que « quatre » (四) et « mort » (死) se prononcent de la même manière (shi)… C’est la raison pour laquelle, par exemple, les hôpitaux du Japon ne comptent presque jamais de quatrième étage.

Mais voilà, la première nuit que j’ai passée dans ce nouvel appartement, une chose étrange s’est produite. En plein milieu de la nuit, je me suis réveillée et j’ai aperçu l’ampoule au plafond de la salle de bain, allumée. Je suis allée l’éteindre, chose que j’avais manifestement oublié de faire avant de me coucher.

Mais, la nuit suivante, je me suis encore réveillée et j’ai encore aperçu de la lumière sortir de la salle de bain. Je m’étais pourtant assurée, cette fois-là, d’éteindre comme il faut avant de me coucher.

La troisième nuit, le même phénomène s’est répété. Il devait y avoir un problème électrique. C’était du moins mon hypothèse. J’en ai avisé le concierge de l’immeuble et il s’est moqué de moi. C’était un vieil homme mal élevé. Il m’a suggéré de placer un bol de sel devant la porte de la salle de bain. Puisque le sel a des vertus purificatrices, cela allait assurément chasser les fantômes des anciens locataires qui, selon lui, s’amusaient à me faire peur en jouant avec l’interrupteur en plein milieu de la nuit.

J’ai donc déposé un bol de sel devant la salle de bain et l’ampoule au plafond ne s’est plus jamais allumée toute seule.

Un récit de Maya recueilli le 12 janvier 2018 dans le quartier Asakusa
Yamanashi est une préfecture montagneuse où j’aime aller courir. L’an dernier je me suis entraînée sur les routes de la région, pour un marathon, et j’ai traversé plusieurs tunnels. Dans l’un d’entre eux, j’ai croisé un petit garçon. Il portait un uniforme d’écolier et mangeait un énorme bol de rāmen.

Après, toute la journée, je me suis demandé pourquoi un petit garçon mangeait des rāmen en plein milieu d’un tunnel… C’était étrange…

Le soir, j’ai parlé du petit garçon à un ami qui m’a dit : « Dans la région, il y a beaucoup de gaki — des fantômes affamés —, car il y a une quinzaine d’années des gens sont morts dans l’effondrement d’un tunnel. La plupart des corps n’ont jamais été retrouvés. »

Les morts laissés sans sépulture apparaissent toujours sous forme de gaki. Raison pour laquelle, par exemple, de nombreuses personnes ont rapporté ce genre d’apparition fantomatique après le tsunami de 2011.

 

Le roman à lire
Le fantôme de Suzuko / Vincent Brault (Héliotrope)
Dans une ambiance qu’on pourrait qualifier d’onirique, alors que les actions semblent pourtant bien ancrées dans le réel, Le fantôme de Suzuko parle de deuil, d’art, d’esprit et d’amour. On y suit un Montréalais nommé Vincent, qui est de retour à Tokyo malgré l’absence de son ancienne conjointe, une artiste performative qui portait une tête de renard presque en permanence et dont il était éperdument amoureux. Transi par la peine de la perte et par ce retour dans la ville de ses souvenirs, il fera toutefois une rencontre : la mystérieuse Kana, dont les paupières sont étrangement incandescentes, et qui le fascinera. Un roman qui nous entraîne dans une ville où l’on se déplace à vélo, où l’on croise des bars à saké, des love hotels et des chats sans queue…

Les suggestions de lectures de Vincent Brault
Des classiques qui traitent des yōkai :
Nonnonbâ, Shigeru Mizuki (Cornélius)
Contes de pluie et de lune, Ueda Akinari (Gallimard)
Fantômes du Japon, Lafcadio Hearn (Du Rocher)

Des histoires de fantômes japonais :
Histoire d’un squelette, Eiki Matayoshi (Picquier)
Une jeune fille suppliciée sur une étagère, Akira Yoshimura (Babel / Actes Sud)
La maison où je suis mort autrefois, Keigo Higashino (Babel / Actes Sud)

Biographie de Vincent Brault
Vincent Brault, né à Montréal, a publié Le cadavre de Kowalski, La chair de Clémentine et Le fantôme de Suzuko. Passionné de yōkai, il en a fait le sujet d’une résidence d’artiste qu’il a menée à Tokyo en 2018. Certaines histoires qu’il y aura collectées teintent d’ailleurs son plus récent roman (voir ci-dessus), notamment celles qui mettent en scène des renards.

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