Qu’est-ce qui fait que certains individus s’affranchissent de l’époque et de la culture auxquelles ils appartiennent pour mener la vie que semblent leur dicter leur cœur et leurs convictions? Il y a pourtant de ces destins qui échappent si parfaitement aux routes tracées d’avance qu’on se demande d’où peut bien provenir cette force qui habite celles et ceux qui les accomplissent.

C’est le cas de Robertine Barry (1863-1910), femme d’exception en cela qu’elle fut la première femme à exercer la profession de journaliste au Québec. Le 30 avril 1891 paraît sa première chronique dans La Patrie, journal dirigé par Honoré Beaugrand, sous le nom de plume de Françoise. D’entrée de jeu, Barry se prononce en faveur de l’éducation supérieure pour les filles qui n’ont pas encore le droit d’accéder à l’université, n’hésitant pas à égratigner au passage ces messieurs qui voudraient bien voir les femmes rester au foyer. Le chapitre consacré à Robertine Barry dans Elles ont fait l’Amérique de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque (Lux) nous informe des suites de la publication d’un tel article : « Bien sûr, le journal reçut des lettres de protestation. “Il paraît que j’ai gratté où ça démange. Tant mieux!” écrivit Robertine au début de son deuxième article. » La femme de tête poursuivra ses croisades pour faire évoluer les mœurs et créera même Le Journal de Françoise dans lequel écriront plusieurs femmes ainsi que des médecins, des juges, des écrivains, des hommes politiques. Robertine Barry a tracé le chemin et d’autres lui emboîteront le pas, mais ce ne sera pas sans heurts, car si on retrouve de plus en plus de femmes dans les salles de nouvelles, c’est souvent deux poids, deux mesures. Pour y faire sa place, il faut une force de caractère hors du commun.

C’est ce qu’avait le groupe composé de seize journalistes canadiennes, huit francophones et huit anglophones, qui s’embarqua en 1904 à bord du train qui le mènera à la Foire universelle de Saint-Louis, aux États-Unis. En effet, il fallait avoir du front tout le tour de la tête pour d’abord être femme et journaliste en ce temps où les Canadiennes n’avaient pas encore le droit de vote, ne représentaient qu’environ 13% de la main-d’œuvre et ne s’occupaient guère des affaires de la société. C’était un exploit pour ces journalistes d’avoir réussi à couvrir un événement d’envergure, elles qui habituellement n’étaient reléguées qu’au contenu dit féminin et ne pouvaient couvrir l’actualité. Elles étaient quelques dizaines tout au plus dans tout le Canada à exercer la profession quand ce convoi insolite de journalistes en partance pour Saint-Louis (dont faisait partie Robertine Barry) décida de créer la Canadian Women’s Press Club (CWPC). « En fondant une association professionnelle, ces femmes faisaient donc plus qu’un geste audacieux, elles prenaient une position politique retentissante », note Linda Kay dans le livre Elles étaient seize (PUM). Ce regroupement vécut cent ans et compta jusqu’à 680 membres dans ses plus belles années. Il permit à plusieurs femmes de lettres de revendiquer leurs droits professionnels et pour certaines de militer plus largement pour l’émancipation des femmes.

Objectivité et engagement
Judith Jasmin (1916-1972) possédait cette volonté farouche d’aller quérir la vérité là où elle se trouvait. Elle deviendra la première grande reporter au Canada. États-Unis, Moyen-Orient, Haïti, Inde, Espagne, Cuba, Algérie… elle parcourt plusieurs parties du globe pour rencontrer et interroger les gens dans le feu de l’action. Ce qui compte, c’est la réalité objective des événements. « Pour moi, si on parle d’information, c’est des faits. C’est des choses à dire ou des gens à faire entendre tels qu’ils sont », disait-elle à l’émission Format 60 le 8 mars 1972 à la télé de Radio-Canada. Jasmin croyait par-dessus tout au rôle éducatif de l’information et se faisait un devoir d’être rigoureuse afin d’être à la hauteur de cette valeur d’authenticité. Ce qui ne l’empêche pas d’agir, après avoir récolté les faits, en son âme et conscience et de prendre parti. « Et cette femme s’engage publiquement en faveur de la paix, de l’école laïque, contre l’armement nucléaire, contre la discrimination envers les Noirs, les femmes et tous les opprimés », comme l’explique Colette Beauchamp dans Judith Jasmin : De feu et de flamme (Boréal), une biographie consacrée à la journaliste. Elle mènera de grands entretiens, entre autres avec Orson Welles, Eugène Ionesco, Salvador Dalí, Hergé. Même si elle pratique la profession dans les années 50 et 60, soit soixante ans plus tard que Robertine Barry, elle n’obtient pas toujours les mêmes privilèges que ses homologues masculins. Par exemple, lorsque René Lévesque quitte son poste à la direction du Service des reportages à la radio de Radio-Canada, cette place « lui revient de droit et de compétence », mais on optera plutôt pour un homme même s’il possède moins d’expérience. Aussi, il existait une clause au contrat qui reléguait toute permanence à un poste temporaire pour celles qui décidaient de se marier et un congédiement était à prévoir pour celles qui seraient enceintes. C’est donc contre vents et marées que Judith Jasmin continua jusqu’au bout à exercer avec excellence le journalisme et à le faire au nom du progrès social. De nombreuses journalistes la prendront comme modèle et se réclameront de son influence.

Infiltrer un asile
Une autre précurseuse, américaine cette fois, offre aussi un portrait fascinant du journalisme. Elizabeth Jane Cochrane (1864-1922), alias Nellie Bly, pionnière du reportage clandestin, branche du journalisme d’investigation, refuse le destin de gouvernante qui est prévu pour elle. À l’âge de 16 ans, après avoir lu un texte misogyne dans le Pittsburgh Dispatch, elle adresse une missive mordante au journal. S’ensuit une rencontre avec le rédacteur en chef à qui elle propose d’écrire un article. S’il l’estime à la hauteur, il devra l’embaucher. Le pari est tenu; Bly produit un article sur le divorce et la voilà engagée, écrivant un premier reportage sur les conditions de vie des ouvrières d’une conserverie, photos à l’appui. C’est un franc succès en ce qui concerne les ventes du journal, mais les industriels ne sont pas contents et on demande à Bly de se limiter aux chroniques artistiques. Mais la jeune femme ne l’entend pas de cette manière et insiste. Elle parvient à obtenir un emploi dans une fabrique de fils de fer afin de savoir véritablement ce qui s’y passe et écrit un papier sur le sujet qui attire grandement l’attention, mais qui encore une fois déplaît aux dirigeants des industries. Bly s’en va alors six mois au Mexique et envoie au journal des articles sur le pays en gardant son style, c’est-à-dire sans atténuer les aspérités. Elle est chassée du Mexique, mais elle publiera son premier livre sur ce sujet. En 1887, à l’âge de 23 ans, elle part pour la Grosse Pomme et tente d’intégrer les bureaux du New York World en prenant d’assaut les lieux durant plusieurs heures. Elle convainc Joseph Pulitzer, qui est prêt à lui octroyer un contrat à condition qu’elle réussisse à se faire admettre à l’asile. Elle simule la folie et parvient à se faire interner! Le reportage et le livre fait à partir de son expérience dénoncent les traitements horribles qui y sont pratiqués. Ils ameutent la population et porteront leurs fruits en obligeant de profonds changements sur les façons de faire. En 1889, Nellie Bly part faire le tour du monde pour essayer de faire mieux que Phileas Fogg, personnage du roman Le tour du monde en 80 jours de Jules Verne. Elle le fera en 72 jours et tirera de son voyage un livre. Pourtant, on l’avait bien avertie avant son départ : « Rien ne sert d’en débattre : seul un homme peut relever ce défi. » Aujourd’hui, on peut lire ces trois grands reportages dans Les fabuleuses aventures de Nellie Bly (Points). Vers la fin de sa vie, elle deviendra correspondante de guerre, continuera à s’intéresser aux conditions des ouvriers et militera pour le droit de vote des femmes.

Femmes d’aujourd’hui
Si l’on revient au Québec, d’autres femmes d’exception ont suivi les traces des défricheuses et s’inscrivent maintenant comme des émules notoires de ces premières femmes à avoir arpenté le territoire. Il en va ainsi de Nathalie Petrowski, journaliste alerte qui a écrit articles et chroniques pendant plus de quarante ans au Journal de Montréal, au Devoir et à La Presse. Certains ont blâmé ses critiques acerbes, mais on ne pourra jamais lui reprocher son manque d’honnêteté. Elle a porté un regard éclairé et éclairant sur notre société, dit tout haut ce que d’autres pensaient tout bas et surtout, elle a aimé passionnément son métier. On peut lire les faits saillants de sa carrière qui débute en 1975 dans son livre La critique n’a jamais tué personne (Éditions La Presse), où elle y relate entre autres le cas d’une journaliste à qui on a retiré son poste à son retour de congé de maternité. C’était à la fin des années 90, soit cent ans après que Robertine Barry eut écrit son premier article. Et pourtant, ce siècle n’a pas fait disparaître toutes les injustices, on le constate franchement aujourd’hui avec #metoo qui a mené à « une immense prise de conscience de l’inégalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail, prise de conscience aussi des préjugés qui nous habitent à notre insu, hommes et femmes confondus, et qui, au final, perpétuent la suprématie du pouvoir masculin », relève Petrowski dans ses mémoires. On y est aussi témoin de l’évolution du métier qui a bien changé dans ses moyens de communiquer la nouvelle, mais qui somme toute reste fondamentalement le même en cela qu’il est mû par l’« insatiable curiosité » du journaliste, comme l’affirme Josée Boileau dans Lettres à une jeune journaliste (VLB éditeur), mentionnant également que « l’écriture est aussi une responsabilité ». Cela dénote toute l’importance que revêt l’intégrité journalistique chez cette femme qui fit ses premières armes en 1985 et fut entre autres la rédactrice en chef du Devoir de 2009 à 2016. Encore là, la partie n’était pas gagnée pour les femmes : « Dans les années 80, en dehors des magazines féminins, mes sujets sur la condition féminine exaspéraient la plupart de mes patrons, qui les bloquaient carrément ou minimisaient leur importance […]. La féministe en moi ne se possédait plus devant ce genre de stagnation! » C’est pourquoi Boileau choisit d’adresser ses lettres à une jeune journaliste, consciente des luttes menées et de celles qui restent à faire.

Bien sûr, plusieurs femmes n’ont pas été évoquées ici et auraient dû l’être. On pense à Éva Circé-Côté, dont on peut lire le parcours dans la biographie Éva Circé-Côté : Libre-penseuse 1871-1949 (Remue-ménage) écrite par Andrée Lévesque, qui publia pendant les quatre premières décennies du XXe siècle, souvent sous des pseudonymes masculins, des centaines de chroniques qui étaient d’un avant-gardisme impressionnant. On pense à toutes les femmes qui continuent aujourd’hui à faire de l’excellent journalisme alors que tout l’univers médiatique est en grande mutation. Car si on veut tirer un fil commun chez les femmes nommées dans cet article, c’est qu’en décidant de faire du journalisme leur métier, elles ont aussi posé un geste politique qui a eu et aura des répercussions sur toutes celles qui leur succéderont.

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