Envie : lettre à une autre génération

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Nous avons demandé à une jeune écrivaine, Audrée Wilhelmy, ainsi qu'à un écrivain établi, Gilles Archambault, ce qu'ils enviaient à leur homologue d'une autre génération.

Cher jeune inconnu,

Envieux, on l’est toujours un peu. Vos trente ans me paraissent de loin préférables à ma fin de vie. Je n’oublie pas les doutes qui m’assaillaient à votre âge et qui faisaient de moi un être fébrile pour qui le moindre moment enlevé à l’écriture paraissait une catastrophe. Les années venant, les livres succédant aux livres, force m’est d’admettre que s’est quelque peu émoussée en moi une ferveur que je n’ai pas su retrouver. Du jeune écrivain que vous êtes, je retiendrais surtout cette possibilité, à la fois rassurante et inquiétante, d’avoir un avenir. Vos livres ne sont pas encore une sorte de casier judiciaire qui suit le moindre de vos agissements. Tout est à faire, rien ou peu n’a été accompli. Excitante liberté que je vous envierais sans retenue si je n’avais en mémoire des moments de découragement qui me hantèrent jadis. Je sais bien que vous serez révolté à votre tour par la bêtise, que vous estimerez être victime d’injustice, qu’un refus de publication vous paraîtra une sorte de condamnation à mort, mais vous n’aurez toujours que trente ans. Et que, devant votre ordinateur, certains soirs, vous écrirez des pages qu’aucun lecteur n’a pu imaginer et qui feront de vous peut-être un authentique écrivain. Cette éventuelle ivresse vaut bien tous les souvenirs du monde. Allez, bon vent! L’heure du départ est arrivée.

Gilles Archambault

 

Cher écrivain,

Vos grands romans sont publiés. Ils sont lus. Votre nom, dans les anthologies, assure votre pérennité. Vous avez vos mille lecteurs fidèles, auxquels s’ajoutent, les bonnes années, une édition en France. Les critiques ne manquent jamais d’annoncer la parution de votre nouvel opus. Ils ne sont plus à convaincre. Le temps parle plus fort qu’eux et il est de votre côté. Votre dernier livre vous rapportera peut-être un prix. Cela n’a plus beaucoup d’importance (ou en a beaucoup trop). L’œuvre grâce à laquelle on se souviendra de vous a déjà paru. C’était il y a longtemps. Vous auriez préféré que ce soit telle ou telle autre, mais celles-là n’ont pas connu le succès que vous leur espériez. J’imagine les colères, les déceptions, les abandons. Il y a désormais, derrière, devant, un chemin bien dessiné. Bifurquer, emprunter un sentier imprévu, vous éloigner du tracé que vous avez vous-même balisé demande plus d’efforts qu’autrefois. L’élan manque.

Vous n’imaginez pas comme je vous envie.

Je vois dans votre âge un repos. Une chaise à bascule posée devant les remous du fleuve; un châle sur les épaules; du thé à volonté et des chocolats très noirs, dont l’amertume, dans votre bouche, a désormais quelque chose de sucré. Le MacBook de l’année tient, ouvert, sur vos genoux; l’écran est couvert de mots justes. J’envie l’écriture régulière qui est la vôtre. Vous savez le son exact de votre voix; vous ne cherchez plus, vous avez trouvé votre rythme.

Certains jours, lorsqu’une idée pourtant claire refuse de prendre forme sur la page, je voudrais que le temps file à une vitesse qui ne soit pas celle des minutes. Je voudrais un bagage entier derrière moi, le fleuve plat, du chocolat à 85 % comme du miel dans ma bouche. Plus rien à prouver à personne. Dans votre berçante, les mots arrivent à vos doigts avec la régularité d’un métronome. J’envie le pont qui s’est construit entre vos idées et votre main. Votre plume connaît sa vitesse. Moi, je dois travailler longtemps, raturer, recommencer, rebiffer, reprendre. Vous, vous avez passé ces émois et votre regard, paisible, en témoigne. Vous êtes en paix.

Je ne veux rien de plus.

Audrée Wilhelmy

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