Ils sont nombreux à être partis explorer le monde et à avoir consigné leurs observations. Si les raisons, les époques et les destinations diffèrent, toujours cette soif de découvertes les aura semés et conduits à fouler les terres de contrées inconnues.

Le voyage, comme l’écriture, est une manière de vivre, de regarder, parfois de fuir, puis de reprendre espoir, de s’imprégner de la couleur et de l’essence des choses pour en rester béats ; parfois même, il sera l’occasion de trouver la foi, celle qui nous fera capituler devant la grandeur de l’horizon et nous donnera le courage de reprendre le plus grand voyage qui soit, celui qui mène au bout de soi-même.

L’or ou la vie
L’Américain Jack London (1876-1916) est sûrement un des premiers auteurs à qui l’on pense lorsqu’il s’agit de recenser les écrivains voyageurs. C’est d’abord les livres qui feront l’éducation du jeune London. Il s’y intéresse encore plus quand, à 10 ans, sa famille déménage à Oakland et qu’il découvre la bibliothèque publique. Il est également très attiré par la mer qu’il côtoie pour la première fois avec son père sur la baie de San Francisco. Dès lors, aventure et littérature iront toujours de pair pour Jack London. Insufflé d’un grand désir de liberté, il choisira souvent l’errance — il prendra trente jours de prison pour cause de vagabondage — plutôt que l’étouffement auquel le condamne un travail débilitant. Il opposera toujours un apprentissage de la vie par la nature au travail industriel qui confine l’être humain à l’esclavage. Il entrera au lycée, puis à l’université avant de prendre le large pour le Klondike sur la trace de la ruée vers l’or. À la prospection, il préfère les saloons pour écouter les chercheurs d’or raconter leurs récits. London contractera le scorbut et devra s’en retourner à San Francisco. Dans ses bagages, point d’or ni de fortune, mais beaucoup d’inspiration pour l’écriture. Il publiera près d’une vingtaine de livres sur le Grand Nord, dont quelques-uns pour la jeunesse. C’est avec la publication de L’appel de la forêt, publié en 1903, que l’écrivain connaîtra son premier grand succès. « L’expérience ne fut pas son seul maître, car des instincts endormis se réveillèrent en lui tandis que les générations domestiquées disparaissaient peu à peu. » Avec ce livre, comme dans les autres qui témoignent tous d’un élan vital pour l’indépendance, London parle de l’importance de suivre les voix intrinsèques qui nous guident vers l’essentiel plutôt que de se laisser abuser par les diktats des lois inventées par les hommes.

Dès l’âge tendre, la Française Alexandra David-Neel (1868-1969) plonge dans les livres de Jules Verne et est affublée d’un tempérament habilité à la rébellion. À 5 ans, elle fugue dans le bois de Vincennes, à 15 ans, elle part pour l’Angleterre, à 17, c’est la Suisse et l’Italie et à 18, l’Espagne. Elle étudiera l’art lyrique à Bruxelles qui lui permettra de survivre financièrement. Un penchant naturel pour la philosophie et les religions l’amène à découvrir les cultures orientales, particulièrement celle de l’Inde, et bien que les livres qu’elle peut trouver sur le sujet la passionnent entièrement, elle sent le besoin de vivre « l’expérience orientale ». Elle part donc à la conquête de l’idéal spirituel, un voyage qui devait durer deux ans, mais qui en prendra quatorze. Elle réussira à avoir une rencontre avec le XIIIe dalaï-lama, c’est par ailleurs la première fois qu’une femme blanche y parvient. C’est à 4000 mètres d’altitude au nord du Sikkim dans l’Himalaya qu’elle fera pendant deux ans une retraite auprès d’un maître mystique où elle vivra une existence d’ascète. Son désir de rencontrer le panchen-lama la conduit à passer clandestinement les limites du Tibet, ce qui lui vaudra l’expulsion de l’État du Sikkim. Elle poursuit sa cavale en divers pays — Birmanie, Corée, Japon, Chine — et quelque temps plus tard, elle tente à nouveau de s’infiltrer au Tibet où elle sera refoulée aux portes par trois fois. « La recherche continue du bonheur est une habitude à prendre; c’est une éducation à faire, une révolution intime devant transformer individuellement les individus accoutumés à la passivité et à la résignation », écrit David-Neel dans son récit En Chine. C’est encouragé par ce credo qu’elle décide donc à 56 ans de vivre avec un ami au rythme de l’itinérance en quémandant nourriture et dormant à la belle étoile, parvenant ainsi à franchir la frontière tibétaine. Dans Voyage d’une Parisienne à Lhassa, on peut lire son incroyable expédition au cœur de la cité interdite. Après un retour en France pendant quelques années, Alexandra David-Neel repart à 69 ans pour la Chine dans la montagne sacrée de Wutai Shan où elle habite avec les moines. Des conflits internationaux l’obligeront cependant à fuir, mais elle n’abandonnera jamais son indomptable courage qui la mènera à atteindre l’âge vénérable de 101 ans.

Une Fiat Topolino et une Ford moteur V8 de dix-huit chevaux
C’est encore entre les pages d’un livre que l’écrivain suisse Nicolas Bouvier (1929-1998) fit ses premières expéditions. Fils de bibliothécaire, il prenait plaisir à s’absorber des heures durant dans les grands atlas colorés et à lire les journaux qu’il pouvait trouver. Dès l’âge de 6 ans, il se passionne pour Jules Verne, Stevenson, Jack London et Henry Michaux. Très vite, ses lectures l’amènent à souhaiter poursuivre son analyse du monde sur le terrain. À 17 ans, il effectue son premier départ en solitaire pour la Bourgogne. Il reviendra au pays, étudiant entre autres l’histoire médiévale, le droit et le sanskrit, repartant à 23 ans avec son ami Thierry Vernet dans une Fiat Topolino pour un périple les menant vers l’Est, entre Belgrade et Kaboul, excursion qu’il continue seul à Ceylan et au Japon, toujours mû par la rencontre de l’autre. C’est durant ce voyage qui dure quatre ans qu’il rédige L’usage du monde, le livre qui aura certainement le plus inspiré les globe-trotters qui viendront après lui. « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Il arrive que Bouvier écrive aussi plusieurs années après le déplacement, laissant le temps déployer son alchimie. C’est le cas de son récit Le poisson-scorpion qu’il publie en 1981 et qui relate son aventure au Sri Lanka en 1955, livre empreint d’une folie cauchemardesque, mais chargé, à l’envers des choses, d’espoir galvanisé. L’œuvre de Bouvier, des beautés émouvantes aux coups de cafards vertigineux, d’instants marqués par une vive allégresse à ceux foudroyés de terribles angoisses, nous offre bel et bien un merveilleux mode d’emploi sur ce qu’est l’art de vivre.

Amie de Bouvier, Ella Maillart (1903-1997), elle aussi, commencera par voyager à travers les livres d’aventures et les cartes géographiques avant d’entreprendre ses premières expéditions. L’amitié et le sport achèveront de faire d’Ella Maillart une authentique aventurière. À 10 ans, elle fait la connaissance d’Hermine de Saussure, surnommée « Miette », qui partagera son goût pour l’ailleurs. De constitution fragile, Maillart se mettra tôt aux activités sportives pour aider sa santé précaire. Comme elle habite sur les bords du lac Léman, elle possède à proximité un magnifique terrain de jeu où elle et Miette apprivoisent le voilier. Dès 13 ans, elles remportent des courses. En hiver, la jeune et hardie Maillart fait du ski et à 16 ans, elle crée le premier club féminin de hockey sur terre en Suisse romande. À cette époque, elle engloutit un livre par jour, enfiévrée qu’elle est par une immense soif d’exploration. Elle a tout juste 20 ans lorsqu’elle fait sa première traversée de la Corse avec sa grande amie Hermine. Elles vivront d’autres voyages en mer jusqu’à ce que Miette épouse l’archéologue Henri Seyrig et opte pour un autre style de vie. Pour sa part, Maillart vogue toujours, entre autres comme matelot sur des yachts anglais. Puis, elle exerce différents métiers qui la laissent insatisfaite, toujours éprise par le désir d’aller voir plus loin. À Berlin, elle fera la connaissance d’émigrés russes qui lui donneront envie d’aller faire des reportages en terre moscovite. C’est la veuve de Jack London qui financera le projet pour Moscou. Elle gravira des montagnes, sillonnera des déserts, marchera sac au dos des kilomètres durant, éditeurs et journaux lui commanderont des reportages, mais c’est peut-être le voyage qu’elle fera avec Annemarie Schwarzenbach, qu’elle appelle Christina dans La voie cruelle, qui l’amènera à vivre sa plus grande incursion dans les territoires mouvants. Cette amie, journaliste et romancière, est aussi morphinomane et Maillart lui proposera le voyage comme thérapie. C’est au volant d’une Ford, moteur V8 de dix-huit chevaux, qu’elles s’embarquent pour l’Asie. Et c’est là que Maillart découvrira, plus que l’immensité du monde, la profondeur vers laquelle peut nous entraîner une souffrance psychique. Durant la Deuxième Guerre, elle va en Inde où elle cherchera à s’émanciper spirituellement. Dans son autobiographie Croisières et caravanes, elle explique : « J’étais au début d’un voyage tout nouveau qui devait me conduire plus avant vers la vie complète et harmonieuse que je cherchais instinctivement. Pour entreprendre ce voyage, il me fallait apprendre d’abord à connaître les “terres inconnues” de mon propre esprit. » C’est avec cette conscience clairvoyante qu’Ella Maillart a voulu prendre la mesure du monde et l’habiter pleinement. On ne peut bien regarder ce qui nous entoure qu’à l’aune d’une véritable introspection.

Ils sont encore plusieurs à avoir été et à être des écrivains voyageurs. Pierre Loti, Victor Segalen, Gérard de Nerval, Rudyard Kipling, Joseph Kessel, Germaine de Staël, Arthur Rimbaud, plus près de nous Sylvain Tesson, Arnaud Devillard. Des quatre figures entrevues ici, on s’étonne de constater, mais pas tant que ça, que les livres sont venus en premier leur donner le goût du voyage. C’est peut-être pour cette raison qu’ils ont voulu à leur tour écrire ce qu’ils ont vu. Chacun était farouchement épris d’une quête de vérité et s’ils ont inéluctablement appris au cours de leurs voyages que l’on est toujours seul où que l’on soit, ils ont également fait l’apprentissage de la valeur des hommes et du besoin que nous avons tous d’être liés.

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