Du mythe et des réalités

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Dieux, déesses, chimères, croyances, légendes et autres racontars abondent dans le vaste corpus de la littérature contemporaine. Du côté des études, bien des éminences grises tentent de débusquer les traces des mythes à l'intérieur de notre société. Difficile d'y voir clair et de saisir leurs réels apports à notre culture et à notre littérature. De plus, dresser un inventaire un tant soit peu complet des ouvrages ayant trait aux mythes représentant une tâche qu'on ne saurait imposer même à Sisyphe, mieux vaut emprunter un parcours un brin plus éclaté. Au lecteur, maintenant, d'y dénicher quelques éventuelles trouvailles parmi un lot d'ouvrages ayant trait à cette chose presque indéfinissable et fascinante qu'est le mythe.

Les Dieux sont tombés sur la tête
Bernard Werber ne semble reculer devant aucune entreprise romanesque et, surtout, aucun mystère de la vie. Qu’il s’agisse de s’aventurer dans les territoires de l’infiniment petit (Les Fourmis) ou dans ceux, nettement plus hasardeux, de l’infiniment grand (Les Thanatonautes) lorsqu’il n’est pas occupé à faire pousser son Arbre des possibles ou à enrichir son Encyclopédie du savoir relatif et absolu, l’écrivain s’offre les projets les plus fous, risquant à tous les coups de se casser la figure. Parfois ça passe, parfois non. Mais avec l’audacieux cycle des Thanatonautes, une saga formée de plusieurs livres plus ou moins indépendants, et qui s’aventure jusque dans les hautes sphères de l’au-delà, Werber a réussi à surprendre et à séduire son public. Dans le premier tome, on nous a ainsi décrit l’art du voyage astral avec un sens du burlesque digne des Monty Python. Au début de L’Empire des Anges, Michael Pinson, le personnage principal des Thanatonautes, est tué lorsqu’un avion tombe sur sa maison (on ne choisit pas sa mort, après tout), et va être initié aux mystères du Ciel. Mais il y a encore bien des mystères du Créateur à résoudre: Werber s’est donc lancé sans vergogne dans une nouvelle trilogie avec Nous les Dieux.

Saluée avec enthousiasme par ses fans, mais aussi par un lectorat qui n’avait pas encore fréquenté l’esprit bouillonnant de Werber, la trilogie pose, entre autres, la question suivante: «Qu’est-ce qu’un homme ferait s’il devenait un Dieu?» Pour ce faire, il faut d’abord s’instruire. On envoie donc les candidats à l’école des Dieux dans la ville d’Olympie, au beau milieu d’une île nommée Aeden. Paru l’automne dernier, le roman Le Souffle des Dieux reprend quant à lui le parcours de Michael Pinson, cet homme en passe d’accéder au statut de divinité. La conclusion du cycle, intitulée Le Mystère des Dieux, est prévue d’ici un an ou deux. Épuisé par la rédaction des deux premiers tomes, Werber veut s’offrir une petite pause (et signer un recueil de nouvelles, paraît-il) avant de clore ce projet monumental «sensé expliquer non seulement tout, depuis les Thanatonautes, mais proposer une nouvelle cosmogonie de la naissance de l’univers et de notre place dans la nature.» Fameux programme.

Il semble que la vie des dieux ne soit pas de tout repos, surtout lorsque vous représentez une religion périmée, que très peu de fidèles pratiquent. C’est pourtant ce qui arrive à Rutja, le fils du dieu de l’Orage, l’une des nombreuses divinités qui peuplent le ciel des Finlandais. Outré par ce manque de respect, le voilà donc qui descend sur Terre pour aller réveiller la foi de ses fidèles. Une telle entreprise, lorsqu’elle est imaginée par nul autre que le truculent Arto Paasilinna, devient vite une comédie grinçante. L’auteur du Lièvre de Vatanen et de Petits suicides entre amis est ici au sommet de son art. Il nous décrit, dans sa langue directe et parfumée d’ironie, les mésaventures d’un clan de fidèles illuminés qui n’ont eu d’autre choix que de suivre les volontés d’un dieu irascible. Dépassé par la folie des hommes modernes et porté sur la punition par la foudre, Rutja ne se doute pas que ses colères électriques pourraient être bénéfiques pour les patients des instituts psychiatriques. Quand un dieu soigne les Terriens atteints du mal-être, on peut s’attendre à tout. Le Fils du dieu de l’Orage n’est peut-être pas le roman le plus connu de Paasilinna, mais il n’en demeure pas moins une satire brillante de notre époque.

Restons dans l’humour venu du froid avec, cette fois, un livre passé fort injustement inaperçu il y a un peu plus de deux ans: L’Île d’Odin, premier roman de la romancière danoise Janne Teller. On parcourt avec un vif plaisir ce récit des mésaventures d’un vieillard nommé Odin qui, un soir, s’égare dans la tempête et se retrouve sur une île fabuleuse où il est accueilli comme s’il était le Père Noël. Il doit cependant partir pour réapparaître quelques pages plus loin devant les phares de la voiture d’une femme, qui recueille le vieillard devenu soudainement amnésique. Dès lors, le pays entier s’intéresse à cette fameuse île. Porté par un humour fin, faussement naïf, et une allégresse rappelant Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf, L’Île d’Odin fait partie de ces petits bijoux que l’on espère un jour voir en format de poche, ce qui convaincra un large lectorat du génie de son auteure.

Par Osiris et par Apis
À l’heure où les Éditions Dargaud nous proposent une réédition du Mystère de la Grande Pyramide de Blake et Mortimer, et où Enki Bilal revisite sa Foire aux immortels dans un film (Immortal) qu’il a lui-même réalisé, il semble bien que la fascination pour l’Égypte, son histoire et ses dieux ne veuille pas diminuer. De génération en génération, on ne se lasse pas de lire sur la mythologie égyptienne et plusieurs ouvrages luxueux ne manqueront pas d’intéresser petits et grands. À commencer par L’Atlas de la mythologie égyptienne, une somme de savoir remarquablement bien présentée et fort digeste (un aspect important d’un tel ouvrage puisqu’il demeure facile de s’enliser dans les discours et les précisions historiques). Art, spiritualité, architecture et histoire sont ainsi couverts avec brio. Pour quelques dollars de moins, on pourra aussi se tourner vers L’Égypte, paru chez Taschen (édition spéciale 25e anniversaire). Ici, on a davantage mis l’accent sur le texte et l’ensemble se présente sous une forme moins facile d’approche pour les plus jeunes. Mais à ce prix-là, on ne se refuse par un tel plaisir.

Réviser ses classiques
De l’Ulysse de Joyce en passant par l’Icare de Moebius et Taniguchi, on ne cesse de s’inspirer des grandes figures du mythe de la Grèce antique pour les réutiliser librement au cœur de projets littéraires dont les ambitions, comme le ton, divergent de façon étonnante. Après tout, voyager, traverser époques ou frontières séparant les genres, telle est la destinée du mythe. Le plus bel exemple de son caractère universel demeure sans doute le lancement du projet nommé «Les mythes revisités». L’automne dernier, les Éditions du Boréal s’associaient à cette ambitieuse entreprise, qui regroupe plus de vingt-cinq éditeurs de diverses nationalités et vise à publier une série de variations sur des mythes, signées par certains des écrivains les plus en vue de la scène littéraire mondiale. Le résultat est tout simplement fabuleux et, il faut bien le dire, très de son temps. Ainsi, Viktor Pelevine, un auteur russe de premier plan, transpose le mythe du Minotaure dans l’univers des «chats» virtuels et des jeux vidéo dans Minotaure.com: Le heaume d’horreur. Plus près de chez nous, la romancière canadienne Margaret Atwood offre sa version toute personnelle du long voyage d’Ulysse par le biais de l’épouse de ce dernier dans L’Odyssée de Pénélope. Que sait-on vraiment de cette femme qui a attendu pendant vingt ans que son mari revienne ? Pourquoi Ulysse a-t-il fait pendre les douze servantes de Pénélope ? De l’avis de plusieurs, il s’agirait d’un des meilleurs textes de l’auteure de La Servante écarlate. Enfin, l’introduction de Karen Armstrong à l’étude des mythes (Une brève histoire des mythes) complète la première fournée de la série des «Mythes revisités», une série que l’on souhaite voir grandir, ne serait-ce que parce qu’elle regroupe enfin plusieurs éditeurs dans un hommage au pouvoir du mythe.

Au chapitre des relectures, notons aussi la superbe révision qu’Alessandro Baricco a récemment faite de l’Iliade, publiée chez Albin Michel. D’abord réalisé dans le but de présenter l’œuvre d’Homère sur la scène théâtrale, cette relecture de l’Iliade fera peut-être dresser les cheveux sur la tête des puristes, qui verront d’un mauvais œil certaines coupes, ou encore le fait que Baricco donne la parole à des personnages qui, dans le texte original, se fondent dans le décor. Un texte immortel doit inévitablement être réécrit un jour pour un autre public: rien de sacrilège là-dedans. Seulement une occasion de relire différemment une histoire éternelle et, du coup, de renouer avec la prose du chouchou des lettres italiennes. Pour une lecture plus académique de l’Iliade, on suggère plutôt le superbe ouvrage de Pierre Méront paru aux Éditions du Chêne, qui vise à replacer dans leur contexte historique l’Iliade, mais aussi l’Odyssée, et ce, à l’aide d’analyses fouillées mais néanmoins rédigées dans un langage clair et dépouillé. La présentation du livre est magnifique. Impossible de résister aux superbes illustrations ornant cet ouvrage qui, mieux que bien d’autres, lève le voile sur la part de légende et d’histoire qui entourent les deux textes.

Ce ne sont pas que les romans et les essais qui s’attaquent aux mythes. Les bédéistes aussi s’y collettent avec un succès surprenant. Christophe Blain (Isaac le Pirate) et Sfar (Le Chat du Rabbin) ont ainsi imaginé une série d’aventures à la fois farfelues et philosophiques narrées par le chien d’Hercule avec Socrate le demi-chien. Le tout est servi avec un humour culotté, quelques digressions savoureuses et des réflexions sur le caractère odieux de certains grands récits fondateurs de notre culture. Il y a bien de l’impertinence dans le projet de Sfar et de Blain, mais on ne peut accuser cette série de s’enliser dans le «déjà-lu».

Dans une esthétique tout autre, l’Icare de Moebius de Taniguchi ne représente pas seulement l’occasion pour deux grands du neuvième art de se rencontrer: l’album permet aussi de constater à quel point les mythes peuvent aisément se prêter à l’interprétation de chacun. Ici, la venue au monde d’un enfant capable de voler provoque un émoi monstre dans une cité déjà fragilisée par une série d’attentats. Tout le monde s’intéresse à ce petit prodige qui pourrait rapporter gros et qui intéresse les militaires. Le trait est comme toujours magnifique, et le propos, intelligent à souhait. Rien de moins que du grand manga.

Bibliographie :
Nous, les dieux, Bernard Werber, Albin Michel, 409 p., 29,95 $
Le Souffle des dieux, Bernard Werber, Albin Michel, 534 p., 31,95 $
Le Fils du dieu de l’Orage, Arto Paasilinna, Gallimard, coll. Folio, 295 p., 14,95 $
L’Île d’Odin, Jane Teller, Actes Sud, coll. Lettres scandinaves, 492 p., 49,50 $
Minotaure.com : Le heaume d’horreur, Viktor Pelevine, Boréal, coll. Les Mythes revisités, 168 p., 19,95 $
L’Odyssée de Pénélope, Margaret Atwood, Boréal, coll. Les Mythes revisités, 153 p., 19,95 $
L’Iliade et L’Odyssée, Paul Demont, Éditions du Chêne, 255 p., 69,95 $
Homère, Iliade, Alessandro Baricco, Albin Michel, coll. Les grandes traductions, 178 p., 24,95 $
Socrate le demi-chien (2 tomes), Sfar (scénario) et Blain (dessin), Dargaud, coll. Poisson Pilote, 48 p. ch., 16,95 $ ch.
Icare, Moebius & Taniguchi, Kana, coll. Made in, 284 p., 32,95 $

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