Des mythes et des hommes: De la caverne à la tribu

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Dans l'esprit de bien des gens, «mythe» appelle son cortège de dieux et de déesses vêtus de toges blanches savamment négligées, reposant sur quelques nuages moelleux en se gavant de nectar et d'ambroisie. Ils n'ont pas tort — je parle des gens, pas des dieux. Que l'on mange ou non de ce pain-là, les pierres angulaires de notre civilisation, véhiculées par une large proportion de ses langages, demeurent fidèles aux héritages grecs et judéo-chrétiens. Pour le sujet moderne, il paraît séduisant de classer ces récits comme autant d'expressions d'une pensée magique. Si ces mythes sont toujours vivants, n'est-ce pas précisément parce qu'ils sont morts depuis longtemps? Les fossiles voyagent mieux d'un musée à un autre que les animaux vont par les zoos.

La Grèce dans les coulisses du monde
Par ses prodiges et son rayonnement, la Grèce antique fait mentir l’adage mesquin selon lequel la culture s’étale comme la confiture. De ce chapelet de cités jailliront littérature et science, les deux faces d’un même corps à corps de la pensée avec l’universel, lequel trouvera dans la tragédie, pour l’helléniste Jacqueline de Romilly, le levier renforçant sa postérité: «Dans le mythe, les dieux jouent toujours un rôle. Et ils en jouent un aussi dans la tragédie grecque. On les voit intervenir souvent, au début et à la fin. Il arrive même qu’ils interviennent en tant que personnages» (Pourquoi la Grèce?). Berceau de l’Occident, la pensée grecque devrait également sa vigueur à la froideur du monothéisme qui, tranchant l’intimité entre l’humain et le divin, rompt le lien entre fiction et raison.

Perçue comme vicieuse, cette ambiguïté entre les pôles du savoir est pourtant liée à nos origines. Hervé Fischer propose depuis Le Choc du numérique (VLB, 2001) une lecture de l’imaginaire contemporain par l’intermédiaire des récits qui le structurent. À quelques semaines de la parution de Nous serons des dieux, son prochain opus qui s’attaque au mythe monothéiste de la souffrance, il a eu la générosité de répondre par courriel à mes interrogations sur le sujet. Pour lui, «en français, en anglais, en allemand, en espagnol, en italien, nous parlons encore grec. Les métaphores de notre langue actuelle sont le plus souvent grecques. En outre, il ne faut pas seulement créditer les Grecs anciens de l’invention du rationalisme et Platon de l’invention de l’idéalisme. Ils ont aussi été de fabuleux inventeurs de mythes. Y compris Platon, le dénonciateur des poètes et des fabulateurs, qui nous a paradoxalement imposé le mythe de la caverne sur lequel nous avons fondé l’idéalisme et les monothéismes occidentaux.» Le vieux Joseph Campbell résumait ainsi, dans Puissance du mythe, l’importance de ce grand code:
«L’étude des littératures grecque et latine et de la Bible faisait naguère partie de l’éducation de chacun. En l’abandonnant, nous avons perdu toute la connaissance donnée par la tradition mythologique occidentale.»

Cette perte, accentuée par l’abandon de l’apprentissage des langues mortes, nous aurait-elle laissés comme des satellites en orbite autour de l’éphémère, qu’il soit actualité ou publicité? Ignorant les récits fondamentaux, ne sommes-nous pas esclaves des images? «Le mythe est une valeur, il n’a pas la vérité pour sanction: rien ne l’empêche d’être un alibi perpétuel», expliquait Barthes à la suite de Lévi-Strauss dans le «Mythe, aujourd’hui» (Mythologies). Il récupère l’événement traumatisant ou le message trop complexe pour voyager dans la langue, et lui donne un lustre qui devient rapidement son essence, tout comme la «belle fille sur le capot» prend autant d’importance que la voiture qu’elle désigne. La nuit du 4 au 5 novembre 1981 est nommée par les souverainistes «Nuit des longs couteaux». L’événement ne porte pas ce nom A Mari usque ad Mare. Fortement connoté, il puise ces sources dans la montée de l’Allemagne nazie, lorsque Ernst Röhm et les autres chefs de la SA seront assassinés. Les idées de «Trahison» et «Meurtre» sont ainsi greffées à un événement qui pourrait passer pour parfaitement anodin d’un autre point de vue: Jean Chrétien rallie par la négociation les autres premiers ministres aux vues d’Ottawa. À moins qu’on ne souhaite faire l’apologie du Canada et présenter l’industrieux Chrétien comme un nouvel Ulysse.

Le rapport au mythe dans l’histoire
Dans cet esprit, le mythe est un pivot entre la mémoire collective et la parole. «Historique et anhistorique» (Lévi-Strauss, Anthropologie structurale), il ne peut être restreint à un genre littéraire. Don Quichotte, Don Juan, Dracula sont des mythes modernes: leur seule mention signifie, qu’on ait ou non lu Cervantès ou Stoker. Impossible aujourd’hui de lire Œdipe roi de Sophocle sans penser à Sigmund Freud, qui s’est servi du roi de Thèbes à des fins pédagogiques. Deux chiffres, «9» et «11», font aujourd’hui fonction de mythe, qu’on le lise comme une fable du fanatisme religieux, du machiavélisme, ou comme une variation de David et Goliath.

Raccourci de l’esprit, ovni des discours, le mythe oriente nos actes: qu’on en soit conscient ou non, il agit sur notre compréhension. Son identification en dit autant sur l’observateur que sur la nature de l’objet observé. À ce titre, il est insaisissable: comme l’enfer, le mythe est l’affaire des autres. En paraphrasant ce cliché, qui provient d’une pièce de Sartre, j’en use encore malgré moi. Ainsi, on ne peut comprendre que la relation qui identifie le mythe. Rapporté et commenté par Claude Lévi-Strauss, un mythe brésilien raconte les déboires conjugaux du chasseur Monmanéki (L’Origine des manières de table). Cette histoire rapportée n’a pas de conclusion: elle se termine sur sa lancée, après la fuite de la cinquième épouse, alors que rien n’empêcherait de poursuivre. On constate que la cinquième épouse est la seule à provenir du même village que Monmanéki. Cette pêcheuse émérite est l’unique bru dont le départ n’est pas forcé par l’intervention de la mère du chasseur. Ce sont ces oppositions entre pêche et chasse, filiation et mariage, qui attireront l’œil de Lévi-Strauss: il en déduit certains traits fondamentaux de l’imaginaire. Un observateur aux motivations autres, comme un Jésuite du XVIIe siècle, aurait pu simplement s’attarder aux éléments magiques du récit, aux transformations des épouses en oiseaux, puis servir à ses lecteurs européens l’exemple d’une communauté qui parvient à fonctionner en dépit de ses «malheureuses» superstitions.

J’ai sous les yeux un numéro hors-série du Nouvel Observateur, «Mythologies d’aujourd’hui» (juillet/août 2004). Les «Mythologies» de Barthes d’il y a une cinquantaine d’années ont cédé la place à leurs descendants : l’ordinateur portable, le gras, le coaching, etc. Le sous-titre de cette livraison spéciale, œuvre d’initiés s’adressant à des lecteurs profanes, prouve notre attitude suspicieuse à l’égard du registre mythologique: «Notre époque est façonnée par des mythes». Hervé Fischer seconde, et va plus loin: «Certes, le monde actuel est tout aussi mythique que celui des Grecs ou des Mayas. Mais nous ne le savons pas. Et c’est en cela que ce genre de publications est utile. Elles rappellent aux hommes
« modernes » qu’ils seront toujours archaïques. D’ailleurs, il est important de distinguer entre les mythes structurants, comme celui de la conquête prométhéenne ou de la souffrance chrétienne, et leurs expressions secondaires et limitées, décrites avec un talent démystificateur, mais comme des fragments, sans qu’on les lie aux mythes fondamentaux dont ils relèvent. C’est comme voir les feuilles, les arbres, mais pas les forêts. On manque d’orientation et de compréhension.»

Karen Armstrong, (Un combat pour Dieu, Seuil ; Bouddha, Fides) publiait cet automne Une brève histoire des mythes. Titre inaugural de la collection «Les mythes revisités», offerte sous différentes déclinaisons par vingt-six éditeurs dans le monde, l’ouvrage offre au lecteur curieux une bonne introduction à cette plus large perspective. Suivant l’évolution de l’homo sapiens du paléolithique à la période contemporaine, Armstrong conçoit le mythe comme le champ des deux éternités qui bordent la pensée humaine : le mystère des origines et celui de l’au-delà. Le mythe «concerne ce pour quoi nous n’avons pas de mots», et, la mythologie, comprise comme un registre de connaissance parallèle à la science ou la technologie, a pour rôle de «nous aider à affronter les problèmes de la condition humaine.» Le mythe nous fait retrouver le questionnement des enfants. Jean-Pierre Vernant ouvre ainsi son superbe L’Univers, les dieux, les hommes: «Qu’est-ce qu’il y avait quand il n’y avait pas encore quelque chose, quand il n’y avait rien?».

Occupant une position centrale dans Une brève histoire des mythes, la constitution des premières civilisations (datée entre 4000-800 av. J.-C.) et l’invention de l’écriture entraînent la formation du mythe dans l’ambivalence que nous lui connaissons: «La civilisation est ressentie comme magnifique mais fragile […] On craint constamment que la vie ne retourne à l’ancienne barbarie. Mêlant appréhension et espérance, les nouveaux mythes urbains méditent sur ce combat sans fin entre l’ordre et le chaos». C’est l’âge héroïque, où la proximité des dieux et des hommes, jusque dans leurs passions, constituait un reflet des coups du destin. Puis, lorsque les États se pacifient et s’agrandissent, les aléas, réduits par l’ordre et la technologie, entraînent un éloignement des dieux dans la conscience tranquillisée. C’est le début de la période dite axiale (800-200 av. J.-C.) où, à la suite de l’historien des religions Karl Jaspers, Karen Armstrong décrit l’avènement d’un nouveau statut du mythe. Certains systèmes, comme le bouddhisme, donneront aux dieux une valeur d’illustration. D’autres, comme le judaïsme, devront pour s’imposer pourfendre les croyances concurrentes, nuance qui marque le fossé entre le monothéisme et les spiritualités orientales.

L’acception du mythe comme une fausseté dérive selon l’historienne de notre «vision scientifique de l’histoire». Rejoignant les sentiers de la critique de la modernité, elle se sert avec habileté des grandes figures de la Réforme pour démontrer la faillite d’un système qui refoule la pensée mythique au profit du logos, discours organisé valorisé depuis Platon, à l’origine du raisonnement scientifique. Les deux ordres sont pourtant complémentaires. Karen Armstrong voit dans la prévalence du logos une errance de l’«évolué» par rapport au «primitif»: «Un mythe ne peut indiquer au chasseur comment tuer sa proie ou organiser efficacement une expédition, mais il l’aide à gérer les émotions complexes qui l’habitent après la mise à mort des animaux. Le logos est efficace, pratique et rationnel, mais ne peut répondre aux questions sur la valeur ultime de la vie humaine, ni atténuer la douleur et la tristesse des hommes.»

Pour l’historienne, le star-système prouve pourtant que «nous sommes toujours en quête de héros». Il s’agit toutefois d’un bien pauvre succédané: «Le mythe doit mener à l’imitation ou à la participation, pas à la contemplation passive. Nous ne savons plus gérer notre vie mythique d’une manière qui nous stimule et nous transforme spirituellement.» On ne pourra que se rallier à son appel, et souhaiter de nouvelles noces avec les dieux dans les rituels, ces affrontements avec ce qui nous précède.
Et nous survivra.

Bibliographie :
Une brève histoire des mythes, Karen Armstrong, Boréal, coll. Les Mythes revisités, 141 p., 19,95 $
Mythologies, Roland Barthes, Points, coll. Essai, 233 p., 12,95 $
Puissance du mythe, Joseph Campbell & Bill Moyers, J’ai lu, coll. Aventures secrètes, 11,95 $
CyberProméthée, Hervé Fisher, VLB éditeur, coll. Gestations, 360 p., 26,95 $
Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss, Pocket, coll. Agora, 480 p., 15,95 $
L’Origine des manières de table : Mythologiques (t. 3)Claude Lévi-Strauss, Plon, 480 p., 52,95 $
Pourquoi la Grèce ? Jacqueline de Romilly, De Fallois, 309 p., 45,95 $
L’Univers, les dieux, les hommes, Jean-Pierre Vernant, Points, coll. Essai, 248 p., 12,95 $

Lire Mythanalyse du futur de Hervé Fischer. Téléchargement gratuit à partir de www.hervefischer.net

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