C’est contre des fibres de bois récupérées que s’inscrivent les mots des autrices et auteurs soigneusement cueillis par l’équipe de MultiMondes, une maison d’édition québécoise qui puise à même nos forêts pour en détailler la riche histoire. Raymond Lemieux, éditeur de la maison et rédacteur en chef du magazine Québec Science pendant de nombreuses années, est à la base de ce procédé de confection en tout point cyclique et d’une redoutable cohérence.

« Quand on allait en forêt avant, l’arbre, on le coupait, on ne l’étudiait pas », résume habilement l’éditeur Raymond Lemieux, un militant écologiste d’avant la lettre. Autant écrire qu’il n’a pas attendu l’accord de Kyoto et ses échecs intrinsèques pour se mettre au parfum de la crise climatique, autant préciser que ce n’est pas l’émergence de la vibrante Greta Thunberg qui l’a mené à prendre pleinement conscience de l’urgence d’agir pour sauver la planète. L’environnement, c’est un sujet qui anime M. Lemieux depuis les bancs d’école, depuis ses années à titre d’étudiant à l’Université du Québec à Montréal. « Il faut nous ramener dans un contexte qui est un tout petit peu différent. À cette époque-là, on ne parlait pas d’écoanxiété, on parlait très peu de changements climatiques. On parlait de pluies acides qui endommageaient nos forêts, nos lacs. Il y avait tout un questionnement aussi sur l’énergie, parce qu’à l’époque, évidemment, on brûlait beaucoup de pétrole. […] Il y avait du plomb dans l’essence, imaginez… Les causes étaient plus ciblées alors qu’aujourd’hui, c’est plus global. »

Viser un portrait d’ensemble, donc. Nul doute que c’est précisément cette mission que s’octroient l’homme de lettres montréalais et ses acolytes lorsque vient le temps de jeter leur dévolu sur des ouvrages venus d’ailleurs ou d’accompagner des écrivains de chez nous dans leur processus d’écriture. Champignons, insectes, fleurs, mammifères, oiseaux… Le volet environnemental du catalogue des éditions MultiMondes ne s’attarde pas qu’aux feuillus et aux conifères, bien au contraire. « Depuis les années 80, il est arrivé une génération de biologistes qui ont démontré que la forêt, ce n’est pas juste des matières ligneuses ou une cour à bois. C’est un peu ce que dit Richard Desjardins, d’ailleurs, dans le documentaire L’erreur boréale qui a vu le jour au tournant du présent millénaire. À partir de là, on a commencé à documenter autrement la forêt pour découvrir un écosystème. On a commencé à tenir compte que, dans une forêt, il y a aussi une faune et une flore, une flore parfois vulnérable, une faune souvent migratoire. »

Au fil d’articles et d’ouvrages édités par ses soins, l’ancien journaliste a lui aussi largement contribué à l’éveil des consciences, aux changements de mentalités. Modeste de nature, il ne vous dira pas avoir remporté le prix Thérèse-Patry en 2019 pour son apport considérable à la culture scientifique. N’empêche, son impact social est mesurable par la quantité d’écrits qu’il a mis au monde. Les siens, oui, mais ceux des autres aussi. « Ma contribution? On s’en fout. C’est un devoir moral. On ne va pas s’empoisonner à tout bout de champ, ça n’aurait aucun sens. On veut bien vivre, bien manger, avoir des aliments sains dans nos assiettes, des forêts correctement exploitées, avec respect. »

ALLIER LA RIGUEUR À LA FANTAISIE
Les écrivains dégottés par Raymond Lemieux partagent sa vision, sa façon d’aborder la forêt comme une entité globale et superbement complexe. À cet égard, l’Allemand Peter Wohlleben la décrit à la manière d’un organisme ultra structuré et en s’offrant, au détour, une adroite comparaison avec la fourmilière. On découvre, à la lecture de son livre intitulé La vie secrète des arbres, que les géants à tronc et à feuilles sont capables d’entraide. Ils se protègent les uns les autres.

On pourrait, à première vue, croire qu’un bouquin doté d’une pareille prémisse, un intrigant document qui détaille les modes de communication entre les végétaux, appartient davantage aux sections nouvel âge ou croissance personnelle des librairies. Pourtant, cette publication signée de la patte de Wohlleben et offerte au public d’ici par MultiMondes n’a rien d’un ouvrage ésotérique. C’est que son auteur, un ingénieur forestier de profession entre autres choses, a trouvé une façon d’appâter le lecteur avec son sens de la formule enviable, une manière d’assembler les mots de façon infiniment poétique et imagée. « Wohlleben écrit vraiment en amoureux de la forêt. On ne peut pas écrire comme il le fait juste avec sa raison. »

Les phénomènes qu’il met en phrases n’ont rien de fictif. Les acacias, par exemple, augmentent la teneur toxique de leurs feuilles pour repousser les girafes trop gourmandes. Les hêtres, selon ses observations, peuvent diffuser une solution de sucre pour permettre à des souches d’échapper à une décomposition certaine. Les arbres, aux dires de Peter Wohlleben, ont réellement un comportement social. « C’est ma collègue Dominique Lemay, responsable des achats de droits, qui s’est vu présenter ce livre qui avait été publié en France aux Arènes. Dominique m’a filé l’ouvrage et je l’ai dévoré en deux jours. C’était la première fois que j’avais l’impression de lire un conte scientifique sur la forêt. Où était-ce un carnet? Je ne savais pas trop comment le situer. Ce n’est pas savant, mais ce qu’il dit là-dedans est rigoureusement vrai. Je le sais, j’ai tout contre-vérifié parce que j’avais des doutes! »

Raymond Lemieux l’admet toutefois : trouver des plumes de la trempe de ce Wohlleben, des écrivains capables de nous séduire par leur prose tout en partageant des données scrupuleusement fouillées, relève de l’exploit. Ça ne court pas les rues. « C’est quelque chose qui m’occupe presque à plein temps, confie-t-il. Oui, c’est plutôt rare. […] Quand le chercheur ou la chercheuse ose prendre la plume pour écrire à un lectorat plus large, c’est vraiment un autre défi. Il y en a qui manquent leur coup, je vais vous le dire bien honnêtement. » Celles et ceux qui y parviennent impressionnent, néanmoins, par la fluidité de leurs phrases, le ludisme de leurs paragraphes. Ce sont les réussites, précieuses et presque inusuelles, qui se frayent un chemin jusqu’aux étals des librairies.

C’est précisément le cas de la Norvégienne Anne Sverdrup-Thygeson, une spécialiste de l’écologie des insectes forestiers, qui parvient à tisser des liens entre bestioles invertébrées et culture populaire, entre ptérygotes et Harry Potter de J. K. Rowling, par exemple. Vive et en osmose avec notre temps, la chercheuse scandinave s’amuse même à saupoudrer quelques commentaires à teneur féministe au passage en présentant un taon fraîchement découvert et nommé en l’honneur de la chanteuse américaine Beyoncé Knowles. Ça surprend joyeusement. Son ouvrage intitulé Terra insecta s’avère, en ce sens, franchement rafraîchissant, littéralement accessible au plus grand nombre. Et vous l’aurez déduit : elle loge aussi chez MultiMondes. « Terra insecta, c’est un autre très bel exemple. Moi qui ne suis pas particulièrement intéressée par l’entomologie, moi pour qui un bon moustique est un moustique écrasé, j’ai lu ce livre-là et je me suis mis à aimer le monde des insectes », confesse Raymond Lemieux.

Plus près de nous, le Lanaudois Michel Lebœuf s’adonne à un exercice de vulgarisation en tout point similaire, tant avec Le dernier caribou que Paroles d’un bouleau jaune. Ce dernier ouvrage est justement l’un des titres phares de la maison d’édition menée depuis Montréal. « Paroles d’un bouleau jaune, c’est dans le même esprit que La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, s’enthousiasme l’éditeur. C’est quelque chose d’attachant, de touchant. […] Michel Lebœuf, c’est un biologiste. Dans ce livre, il commence à parler avec un arbre et l’arbre lui répond. Évidemment, on n’a jamais vu un arbre parler! Très vite, on comprend qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre du conte. Néanmoins, ce que l’arbre lui dit, c’est vrai. On est dans la vraie science. L’imagination est là et le contenu est juste. »

À la fois ouvrages documentaires et lexiques pour poètes en quête de métaphores pour rompre avec les lieux communs, les coups de cœur littéraires de Raymond Lemieux s’inscrivent dans une classe à part. Ce sont des guides qui appellent aux voyages à même la Belle Province, des bouquets de pages qui donnent des envies d’escapades, celles qu’on s’offre au détour des pavés des villes, le temps d’un séjour en camping, d’une randonnée à l’ombre des branches. La splendeur de ces lieux verdoyants et terreux est telle que des scientifiques, des gens très sérieux de surcroît, ont su y puiser des élans lyriques, des phrases apaisantes et évocatrices. Pourvu, bien sûr, que les générations futures et nous-mêmes saurons en préserver le charme, la nature profonde. C’est, du moins, le souhait le plus cher de Raymond Lemieux.

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