La Librairie L’Euguélionne à Montréal doit son nom au titre d’un roman de science-fiction de Louky Bersianik (1930-2011), importante figure féministe au Québec. Issue de ce livre, la phrase « n’attendez plus de permission pour agir, parler et écrire comme vous l’entendez » devient en quelque sorte le leitmotiv des six personnes cofondatrices de ce lieu qui non seulement accorde depuis son inauguration en 2016 un siège prioritaire aux discours et aux écrits des femmes, mais à toutes celles et tous ceux dont les voix sont marginalisées.

L’Euguélionne est située dans le quartier Centre-Sud de Montréal, dans ce qu’on appelait autrefois le Village gai, récemment rebaptisé Village inclusif pour mieux représenter la diversité de qui le visite. La librairie s’inscrit tout à fait dans ce désir d’ouvrir ses portes au plus grand nombre avec un esprit de pluralité et en toute intégrité avec sa mission, celle de rendre disponibles les œuvres d’autrices et d’auteurs qu’on a longtemps maintenus aux franges de l’histoire. « Il y a la volonté de mettre l’accent sur les littératures et les pensées féministes, mais aussi sur celles qui parlent des enjeux LGBTQ+, de colonialisme et de races », explique Awa Banmana, libraire à l’enseigne de L’Euguélionne depuis peu, mais dont les propos et la manière témoignent déjà d’un engagement sincère. La question de l’accessibilité est aussi très importante, pas seulement sur le plan technique — les gens à mobilité réduite peuvent s’y rendre et y déambuler —, mais aussi du point de vue de la variété de l’inventaire. Dans les rayons, on peut autant trouver des ouvrages spécifiques pour quelqu’un qui étudie au doctorat que des albums jeunesse où une famille homoparentale est représentée.

Awa Banmana / Photo : © Mallory Lowe Mpoka

Ensemble
Après six ans de fonctionnement, le lieu accueille aussi bien le passant curieux qu’une clientèle fidèle qui a à cœur sa vitalité. Sur cette question, Awa nous rapporte que lorsque la librairie a dû fermer pendant un mois pour cause de restructuration, beaucoup de gens ont craint qu’elle arrête ses activités définitivement. Des libraires se faisaient arrêter dans la rue, on leur demandait ce qui se passait. L’endroit a su de toute évidence se tailler un espace de choix parmi les lectrices et lecteurs et est également un centre névralgique d’échanges et de partage d’idées, une des principales raisons d’être de L’Euguélionne. « Il y a beaucoup de personnes qui se visibilisent à travers la littérature, précise Marilie Ross, autre jeune libraire à l’allocution mature et articulée. On veut se raconter. » La tendance à parler en termes collectifs est bien là, plusieurs fois au cours de la conversation, nous avons relevé l’utilisation du « on » comme un choix délibéré qui rassemble plutôt que divise ou catégorise. Il faut dire que plusieurs membres de l’équipe se revendiquent comme faisant partie des communautés qu’elles représentent, un prolongement organique qui illustrent les valeurs brandies.

Aux balbutiements, pour aider à réaliser les ambitions des personnes initiatrices, une campagne de sociofinancement avait été lancée sur les réseaux sociaux, ce qui était tout à fait conforme aux principes de collectivité de départ. La librairie agit d’ailleurs à titre de coopérative. Concrètement, cela signifie une absence des concepts de supérieur/employé au sein de l’équipe et une mise en pratique des postulats d’inclusion qui sont à l’origine du projet. « Ici, tout le monde est libraires cogestionnaires, poursuit Awa. Ça permet à chacun et chacune de trouver sa place, d’apprendre ce qui l’intéresse. » Par exemple, Awa se plaît aux aspects administratifs de la librairie, tandis que Marilie est chargée des événements. Le travail d’équipe est primordial, et en même temps l’autonomie et la prise en charge sont grandement privilégiées. « C’est un mode de travail qui fait écho au fait qu’on essaie de construire des solidarités féministes — et non pas seulement parler d’un féminisme, poursuit Awa. On est des personnes vraiment différentes dans nos identités politiques. » Cette mixité est loin d’être vue comme une disparité, elle est au contraire bienvenue et souhaitée. Le mode coopératif « est un reflet de ce que l’on veut proclamer », synthétise parfaitement Marilie.

Les rapports de pouvoir traditionnels sont modifiés et la communication est au centre des opérations.

Marilie Ross / Photo : © kimura byol-lemoine

Le champ des possibles
L’importance allouée chez L’Euguélionne à l’occupation sociale de la parole les amène fréquemment à tenir salon. Rencontres, lancements, discussions investissent les lieux régulièrement. De cette façon, ce qui est en marge se retrouve en pleine lumière et ce qui est minoritaire devient sujet principal. C’est pourquoi les thèmes de genre et de multiplicité sexuelle, longtemps peu présents dans les librairies et couvrant une portion encore restreinte dans le champ médiatique et l’aire publique, sont mis au premier plan. Awa lancera qu’il est important de mettre de l’avant les voix LGBTQ+ tout simplement « parce qu’elles existent ». Elles font partie du monde et en ce sens, elles ont aussi droit au chapitre. « La norme doit bouger, renchérit Marilie. Il n’y a pas juste des personnes blanches, hétéros, cis, il y a un spectre beaucoup plus large. » Elles sont également très sensibles aux générations plus jeunes, et même moins jeunes, en quête d’affirmation et de reconnaissance. En leur conseillant des livres où il y a des personnages et des sujets qui les concernent, elles leur disent « qu’elles ont le droit d’être au centre de l’histoire, qu’elles le méritent ». Et la sélection LGBTQ+ chez L’Euguélionne est très vaste. On y récolte de la fiction, des essais, de la littérature jeunesse, donnant l’opportunité aux individus concernés de ne pas se trouver qu’en périphérie des récits.

Mais il y a aussi des parents hétéros qui veulent faire découvrir à leurs enfants des modèles de familles variés, il y a ces lectrices et lecteurs curieux qui souhaitent aller à la rencontre de l’autre, avec souvent la conséquence de s’y retrouver soi-même, au-delà des distinctions. À savoir s’il faut déjà être conscientisé aux questions LGBTQ+ pour entrer dans la librairie, la réponse apparaît assez clairement que non. « C’est un lieu pour apprendre, découvrir et s’informer », spécifie Marilie. Elle ajoute que le partage de connaissances peut se faire aussi bien dans les deux sens, c’est-à-dire du libraire au visiteur, et vice-versa. À cette évocation, Awa raconte qu’un client est venu un jour chercher un livre sur les dépendances, un sujet d’importance dans le Village. Elle n’a rien pu lui proposer cette fois-là, mais en a parlé avec l’équipe au lac-à-l’épaule suivant, ce qui a éveillé les membres à ce besoin. Depuis, une petite section abordant cette thématique a vu le jour qui, avec le temps et selon la demande, prendra sa mesure.

Chez L’Euguélionne, la littérature endosse pleinement son rôle d’éducation sociale et personnelle. Elle s’articule autour de la collectivité pour bien la servir, mais également pour s’en nourrir. Dans un bouillonnement d’idées, des yeux s’ouvrent, des voix résonnent, des alliances se créent, des révolutions se fomentent.

Les conseils LGBTQ+ de L’Euguélionne

L
Zami : A New Spelling of My Name / Audre Lorde (Clarkson Potter/Ten Speed)

G
La chambre de Giovanni / James Baldwin (Rivages)

B
Heartstopper / Alice Oseman (Hachette)

T
Un appartement sur Uranus / Paul B. Preciado (Points)

Q
Ciel de nuit blessé par balles / Ocean Vuong (Mémoire d’encrier)

 

Personnes cofondatrices
Marie-Ève Blais
Sandrine Bourget-Lapointe
Camille Toffoli
Stéphanie Dufresne
Nicolas Longtin-Martel
Karine Rosso

 

Librairie L’Euguélionne
1426, rue Beaudry
Montréal

Photos de la librairie : © Vivien Gaumand

Publicité