Depuis septembre, je suis la fière animatrice d’un club de lecture à la Bibliothèque de Montréal-Nord. Si les clubs de lecture sont à l’horaire de nombreux lecteurs et de nombreuses lectrices, ils évoluent pourtant dans l’ombre. À quoi ressemblent-ils? Où prennent-ils vie? Comment fonctionnent-ils? Parfois méprisés, parfois simplement ignorés ou méconnus, ils ont pourtant tout pour avoir la cote! J’ai eu envie de démystifier leur existence au Québec en soutenant l’avantage de lire ensemble, en dépit du caractère intrinsèquement solitaire de la lecture. 

À chacun son club
Le mien s’inscrit dans le cadre des Rendez-vous du premier roman chapeautés par l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). Le concept? Des clubs comptant entre cinq et quinze personnes sont constitués un peu partout au Québec depuis 2015. On en compte une vingtaine actuellement, répartis dans différents établissements : des librairies, des bibliothèques, des maisons culturelles, une maison de détention (oui, oui, la prison de Bordeaux!). Ils se tiennent notamment à Sherbrooke, Mont-Joli, Shawinigan, Saint-Donat, Québec, Gatineau. Les groupes ont tous au programme la même sélection de livres, soit dix romans québécois et dix romans européens, à parcourir en l’espace de six mois. Mais les clubs d’ici ne sont pas les seuls à dévorer ces vingt livres! Environ 3 000 lecteurs français affiliés au Festival du premier roman de Chambéry en France tournent les mêmes pages au même moment. Au terme de la saison, les clubistes d’ici et de France sont invités à voter. Les auteurs favoris se retrouvent en France, puis au Québec à l’occasion d’une petite tournée.

Les clubs du premier roman sont un exemple de cadre dans lequel les gens se réunissent pour discuter de leurs lectures sur une base régulière. Mais il y en a d’autres ! Certaines librairies et bibliothèques ont leur propre club, comme c’est le cas de la Librairie du Quartier, dans la Haute-Ville de Québec, qui se tient depuis 2015. Pour sa part, un club d’origine montréalaise devenu pan-national, voire international, se déploie strictement sur le site Web de Bibliothèques de Montréal : il s’agit du Club des Irrésistibles. Certains clubs sont plus informels. Ils se constituent sur des bases d’affinités, de proximité géographique, d’appartenance professionnelle. Ces cercles ne recrutent pas nécessairement ouvertement. Ils rassemblent des amis, des collègues, des membres d’une même famille, des étudiants désireux d’échanger au-delà de leurs plans de cours. Ils s’organisent dans les cuisines, dans les cours arrière en jetant un œil sur les enfants, dans les cafés et les bars. Ils peuvent être très ou peu assidus, selon les aléas de l’agenda. On en entend parler de bouche à oreille… Et pour ces raisons, ils sont sans doute les plus fascinants!

Incursions
Dans le quartier Rosemont, à Montréal, Hélène et six voisines appliquent un système des plus sophistiqués. Elles se sont inspirées du fonctionnement du club de la sœur d’Hélène, qui lui, perdure depuis plus de trente ans. Quel gage de longévité! En voici les grands traits : quand son tour arrive, la participante « vedette » présente trois livres d’une thématique commune et les soumet à ses consœurs. Jusqu’à présent, Hélène et ses voisines ont, entre autres, eu à commenter des œuvres polonaises, mexicaines et arméniennes et à explorer les thématiques de la science en littérature, des Premières Nations et « des œuvres qui ne sont pas des romans » (essais, poésie). Tous les styles d’ouvrages sont permis. La seule contrainte : les livres doivent être faciles à trouver. Fait intéressant, voire audacieux, la participante qui suggère les titres découvre ces derniers au même moment que les autres. Le risque de suggérer des lectures inadéquates fait donc partie du jeu. En revanche, il est tout à fait admissible d’abandonner un livre en cours de route et les raisons de la mise à l’écart seront, plus tard, explicitées à travers les discussions. Selon moi, l’étape la plus charmante de ce club, c’est sans conteste le congrès estival. « Lors du congrès, on revient sur les livres de l’année et chacune dit quel a été son top trois. Et on fait une petite compilation de tout cela. On en profite pour jaser des lectures d’été… car on fait relâche l’été. Idéalement, le congrès se déroule la fin de semaine à la campagne », explique Hélène. Ce qui frappe le plus mon informatrice dans ce rituel de bon voisinage? Le fait qu’un livre fasse rarement l’unanimité, même parmi des gens qui s’entendent si bien. Hélène mentionne d’ailleurs une dernière règle non négligeable : bien que les rencontres se tiennent après les repas, celle qui reçoit a toujours de la nourriture et des rafraîchissements à disposition. Il arrive même que les victuailles aient un lien avec la sélection de livres…

Et si les clubs de lecture étaient dans l’air du temps? La poète et enseignante de philosophie au collégial Véronique Grenier est la récente instigatrice d’un club à Sherbrooke. Elle dit avoir envie de privilégier la littérature québécoise contemporaine. Un appel Skype avec l’auteur du livre choisi ou, mieux encore, une visite de sa part serait prévu durant la dernière demi-heure de la rencontre. Et pourquoi cette initiative, Véronique? « Tout ça part d’un tanné de lire seule ; d’une envie de créer une communauté tangible, d’offrir des occasions de se retrouver et de jaser; de faire lire ce qui se fait de beau, ici; de promouvoir également un lieu magnifique et éthique à Sherbrooke, la Buvette, qui va nous recevoir; de donner du courage à des gens pour toucher à des œuvres qu’ils auraient pu croire trop loin d’eux. » Elle n’est pas la seule à évoquer cette crainte de certains ouvrages : les clubs permettent de s’approprier, une intervention à la fois, des livres potentiellement rébarbatifs dans un autre contexte. Un véritable cours de littérature (ou d’histoire, de géographie, de sociologie, d’histoire de l’art) hors les murs, quoi! Julie, membre de mon club, abonde dans ce sens : « On savoure davantage les livres quand on prend le temps de les décortiquer. »

En 1984, la sociologue Janice Radway a mené une enquête auprès d’une vingtaine de lectrices d’une petite ville du Midwest des États-Unis. Les participantes avaient comme point commun de choisir des lectures snobées par la communauté littéraire : des romans dits à l’eau de rose. Dans Reading the Romance, résultat de son travail de terrain, Radway découvre que la lecture de romans sentimentaux signifie prioritairement, pour une grande proportion de lectrices, la revendication d’un moment en solitaire à l’extérieur du tourbillon familial. Radway constate également que celles-ci se distancient avec fermeté de l’image d’une héroïne docile, passive et romantique qui nous vient trop souvent à l’esprit. Elles reconnaissent plutôt la victoire du féminin sur le masculin à travers les luttes des protagonistes auxquelles elles s’identifient. En parallèle, la chercheuse découvre avec déception que les lectrices ne mettent pas leurs impressions de lecture en commun : « […] ces femmes ne se réunissent jamais pour partager leur expérience de contestation imaginaire ni, ce qui est sans doute le plus important, l’insatisfaction qui donne naissance à leur besoin de romance. Ces lectrices n’unissent leurs forces que symboliquement1. » Une occasion ratée de club de lecture? Certainement. Qui sait ce qui aurait pu advenir, si ces épouses blasées avaient mis leurs élans contestataires en commun!

La version radicale du club de lecture? L’arpentage! Dans un geste de désacralisation de l’objet livre (cœurs sensibles s’abstenir!) et de démocratisation de l’accès au savoir, certains groupes vont diviser physiquement les chapitres d’un ouvrage et se séparer ainsi la lecture, question d’éviter de multiplier les achats et emprunts. Les résumés des chapitres profitent à tout le monde. Le partage est donc ici autant axé sur la complémentarité que sur le brassage d’idées. Chaque personne devient gardienne du contenu qu’elle a étudié, de façon certainement plus fouillée que si c’était l’intégralité du livre qui avait été imposée. Libre à celle qui résume d’ajouter des commentaires sur son expérience personnelle, d’insister sur un passage en particulier ou de relancer le groupe. De cette façon, c’est autant la capacité de synthétiser que l’esprit d’équipe qui sont mis à contribution. Cette formule est tout indiquée pour la lecture d’essais, ces livres qui intègrent des concepts qui nous sont familiers, mais dont la définition exacte nous échappe parfois. De plus, les essais, par la critique sociale qu’ils véhiculent dans plusieurs cas, incitent à ce genre d’échanges qui transcendent l’ouvrage comme tel.

Collectiviser la lecture
Au club, nos critères pour évaluer nos lectures se résument ainsi : la qualité de l’écriture, la vraisemblance des personnages, le traitement du sujet, la construction de l’histoire, la promesse littéraire. Claudia Larochelle, également animatrice, dit rechercher dans ses lectures une « voix » littéraire. Bref, malgré l’éventail des critères à considérer, le jugement des livres demeure, dans mon club, très consensuel. Même parfois trop! Les participants peuvent avoir tendance à dire : « Je ne m’engagerai pas dans la lecture de tel roman, car telle personne dont j’estime le jugement [compliments, compliments!] n’a pas passé un bon moment et nos goûts sont semblables. » Je dois donc intervenir pour tenter de stimuler leur disposition… à se laisser surprendre! À la Librairie du Square de la rue Saint-Denis, où s’organise également un club du premier roman, l’ambiance est diamétralement opposée. L’animateur et copropriétaire des librairies du Square à Montréal, Éric Simard, raconte les débats enflammés entre ses participants : « Parfois, on pense qu’un livre se démarque aisément tellement les premiers commentaires sont positifs, puis, le mois d’après, c’est l’inverse : le même livre est descendu avec aplomb par plusieurs participants. C’est d’ailleurs un spectacle en soi que d’en être témoin. C’est surtout un exercice fort intéressant qui nous fait prendre conscience de la multiplicité des points de vue sur une même œuvre. Et la beauté de la chose, c’est que rien n’est prévisible. Disons qu’on a de vives discussions passionnées et passionnantes! » dit-il avec un sourire.

De manière générale, la compréhension d’une autre personne éclaire la nôtre : elle enrichit nos propres intuitions et décloisonne nos perspectives de réflexion. « Voilà un détail que je n’aurais jamais noté! » En effet, les personnes avec qui nous discutons de livres nous transmettent, par une sorte d’osmose, leur grille d’analyse personnelle. Celle-ci découle, de manière consciente ou non, des études, du travail, des expériences de vie. Par exemple, au sujet d’un roman, une participante plus sensibilisée aux enjeux féministes pourra ouvrir les yeux de ses comparses sur le traitement réservé aux personnages féminins, tandis qu’un lecteur ayant déjà vécu une situation d’exil pourra partager son opinion sur la crédibilité d’un passage à ce sujet. Lorsque le club est intergénérationnel et/ou interculturel, ce constat est d’autant plus vrai. Jusqu’à un certain point, les clubs de lecture sont un prétexte pour aiguiser notre regard sur notre société et pour apprendre à connaître des gens en toute authenticité. En effet, lire convoque inévitablement des vulnérabilités. La présence du groupe est aussi un facteur de motivation : celle de se voir assigner une lecture obligatoire (ou presque!) et de ne pas y déroger. De cette façon, on lit davantage, car on ne veut surtout pas être réduit au silence au prochain tour de table!

Lire au Québec
La diversité des clubs de lecture n’a d’égale que la diversité des manières de lire. Si, pour la majorité des gens, la lecture est littéralement à portée de main, la situation peut s’avérer plus compliquée. L’auteure Marie-Christine Boyer, animatrice du club de la prison de Bordeaux, raconte l’acte de lecture en milieu carcéral : « Lire dans le silence leur est souvent difficile sinon impossible, car c’est un milieu qui peut être très bruyant : la radio ou la télévision d’un codétenu, les bruits de couloirs, etc. Les casques d’écoute étant prohibés, il ne leur reste que les bouchons d’oreille2. » Dans la foulée de ce récit m’apparaît un constat sans équivoque : lire est un luxe, un privilège. Lire implique du temps, une certaine disponibilité mentale et des connaissances préalables pour comprendre les références sous-jacentes au texte. Si nous sommes tenaillés par des incertitudes de logement, de chauffage ou de nourriture, il est peu probable que nous nous autorisions à plonger dans un roman en perdant la notion du temps. Pourtant (et c’est encourageant!), il semblerait que le stress chute de moitié après seulement six minutes passées le nez dans un livre3. Bref, les clubs n’offrent certainement pas de solutions directes à la mise en place de contextes de lecture optimaux, mais peuvent certainement contribuer à les faire germer en créant une routine. De plus, il est connu qu’au Québec, nous soyons en présence de forts taux d’analphabétisme ou d’analphabétisme fonctionnel. Des lacunes en matière de littératie, soit la capacité à décoder des textes dans la vie quotidienne, et une question d’habitudes culturelles font en sorte que, statistiquement, les Québécois lisent beaucoup moins que d’autres populations4. Ici non plus, les clubs de lecture ne peuvent, à eux seuls, enrayer ce problème, mais ils peuvent certainement participer à briser l’isolement de certains lecteurs et de certaines lectrices. Pliez les coins de page, annotez les marges avec votre crayon préféré ou colligez tout dans un carnet à part, bref, appropriez-vous un système de lecture pour accroître votre persévérance.

Fondez votre club!
Je souhaite que les clubs de lecture essaiment partout à travers la province. Je rêve de clubs hétérogènes et inclusifs dans les parcs, les marchés publics, les maisons de jeunes, en terrasse, en forêt, dans les bureaux, les centres communautaires, les églises (reconverties ou non!). Qu’un village complet lise le même livre simultanément… et qu’il en parle! Et ce, en épousant l’éventail des niveaux de lecture de chacun et chacune. C’est sensiblement l’idée derrière le projet « Une ville, un livre » de l’UNESCO, auquel se greffe pour la première fois la ville de Québec avec Les chars meurent aussi de Marie-Renée Lavoie (XYZ). Alors que les citoyens et citoyennes de Québec étaient invités à découvrir ce roman au courant du mois de mars 2019, des capsules vidéo inédites et des rencontres avec l’auteure dans différentes bibliothèques encadraient leur lecture.

À Chambéry, en France, où se tient le Festival du premier roman, c’est toute la ville qui vibre au rythme des primoromanciers et primoromancières pendant une semaine : vitrines agrémentées des citations des livres en vedette, salles combles pour les entrevues avec les auteurs, jeux thématiques. À l’ère des écrans, c’est non seulement une petite révolution de continuer à lire un bouquin d’une couverture à l’autre, mais c’en est une grande de se regrouper, en temps réel, voire en chair et en os, pour en discuter. Les clubs de lecture ont aussi le potentiel de dynamiser toute la chaîne du livre, du timide lecteur à la libraire chevronnée. Ils ont surtout le pouvoir de faire de la lecture une activité fondamentale, à la fois ludique et pertinente, du quotidien des Québécoises et des Québécois.

Et vous, quels traits prendra votre club?

Pour fonder un club du premier roman : [email protected] ou 514 849-8540, poste 0
Pour en savoir plus sur l’initative « Une ville, un livre » : unevilleunlivre.ca


1. Janice A. Radway, « Lectures à “l’eau de rose”. Femmes, patriarcat et littérature populaire », Politix, vol. 13, n° 51, 2000, p. 169.
2. Marie-Christine Boyer et l’UNEQ, « Lecture et liberté : un club en prison ».
3. Catherine Contant, « 7 raisons (scientifiques) de lire un livre », Le 15-18, ICI Radio-Canada Première.
4. Gérard Bérubé, « Le Québec en déficit de littératie », Le Devoir, 22 février 2018.

 

Photo : © UNEQ

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