Commémorer le demi-siècle d’une maison d’édition telle Les Herbes rouges, qui bon an mal an s’est toujours fait un point d’honneur de publier des oeuvres marquées par des plumes singulières en gardant le cap sur l’authenticité de la démarche de ses écrivains, est une grande chose.

Si la poésie a d’abord prévalu aux Herbes rouges, les autres genres ont tôt fait d’emboîter le pas. Ainsi, on retrouve aujourd’hui réunis dans la maison aussi bien les romanciers et les nouvellistes que les poètes, les essayistes et les dramaturges. Depuis sa fondation par les frères Marcel et François Hébert, les éditions ont toujours tenu à leurs principes, dont celui de laisser toute la liberté aux mots et à leur pouvoir d’évocation. Toujours à la barre du bateau qu’il tenait encore avec Marcel jusqu’à son décès en 2007, François continue maintenant la mission avec Roxane Desjardins.

Cette dernière est arrivée aux Herbes rouges par la porte de la poésie en publiant en 2014 Ciseaux, son premier recueil. Après quelques contrats de révision pour la maison, elle s’installe à demeure et est désormais codirectrice depuis 2017. C’est ensemble qu’Hébert et Desjardins travaillent les textes et forment le duo idéal où la sagesse de la maturité côtoie l’émulation de la jeunesse. Tout en poursuivant en parallèle son travail d’écrivaine, Roxane Desjardins se consacre également à un doctorat en recherche et création littéraire. En septembre dernier, elle compose avec Jean-Simon DesRochers La poésie des Herbes rouges, une anthologie rassemblant 380 poèmes ou extraits de poèmes organisés par décennies. Ce livre offre un formidable tour d’horizon des cinquante années passées et rappelle le bel esprit iconoclaste qui habite les lieux.

Pour faire honneur à leur parole, nous la leur avons tout bonnement laissée. Roxane Desjardins nous entretient ici de la proverbiale aventure des Herbes rouges.

Parlez-nous de la petite histoire de la création des éditions Les Herbes rouges.
Les Herbes rouges sont nées sous la forme d’une revue littéraire à l’automne 1968. Les frères Marcel et François Hébert, qui l’ont fondée ensemble, étaient au tout début de la vingtaine. Dans leurs premiers numéros, plusieurs auteurs de renom ont publié un texte — de Gaston Miron à Jacques Ferron en passant par Paul-Marie Lapointe —, mais on a surtout vu émerger des noms jusque-là inconnus ou à peu près. Ce sont ces écrivains qui ont, dès les premières années, animé activement la revue qui s’est mise à partir de 1972 à paraître sous la forme de « numéros d’auteur », des petits livres brochés, à la fois numéro de revue et de recueil de poésie. De fil en aiguille, la revue a publié des essais, du théâtre, des nouvelles, de courts romans; et en 1978, les frères Hébert ont fait le saut officiel dans l’édition en créant les éditions Les Herbes rouges. La revue a survécu jusqu’en 1993, et la maison d’édition, elle, perdure depuis maintenant cinquante ans.

 

Pouvez-vous nous pointer quelques moments charnières des cinquante dernières années des Herbes rouges?
Le premier numéro d’auteur, en 1972, Sauterelle dans jouet de l’éditeur Marcel Hébert; la fondation de la maison en 1978; le décès de Marcel Hébert en 2007. François Hébert a ensuite dirigé la maison seul jusqu’en 2017; aujourd’hui, nous la dirigeons ensemble.

Qu’est-ce qui caractérise les éditions Les Herbes rouges?
C’est une question qui mériterait au moins une thèse de doctorat comme réponse, mais disons brièvement que, dans une structure très réduite pour un éditeur généraliste (qui publie romans, récits, nouvelles, essais, théâtre et poésie à raison d’une quinzaine de titres par année), Les Herbes rouges favorisent la publication intégrale de l’œuvre d’auteurs (ce qui veut dire non pas d’accepter systématiquement tous leurs manuscrits, mais bien de les accompagner lorsqu’ils passent d’un genre littéraire à un autre), des écrivains à la démarche forte et singulière, qui ont en commun de ne jamais sacrifier le travail de la forme à leur propos.

Qu’est-ce qui vous aiguille dans le choix des manuscrits que vous décidez de publier?
C’est ce travail de la forme justement, l’étonnement que nous procure le texte, la solidité de l’ensemble. Nous sommes convaincus par les textes qui conjuguent la singularité étonnante, ce qu’on appelle une voix, et un travail rigoureux, conscient, informé.

Quels sont les plus grands défis auxquels doit faire face une maison d’édition comme la vôtre?
La charge de travail grandissante sur le plan des communications, de la tenue de dossiers, bref de ce qu’on appelle communément « la cuisine » et qui gruge inévitablement sur le temps que nous consacrons à ce qui se trouve à la base même de l’existence de la maison : le travail sur les livres.

 

Que souhaitez-vous pour les cinquante prochaines années des Herbes rouges?
Je souhaite que se poursuive la vie de la maison, qui est assurée par de nombreux écrivains d’expérience, et que s’y ajoutent de nouvelles voix qui nous amèneront ailleurs, sur des terrains inexplorés. Je nous souhaite que ses livres continuent d’être lus, critiqués et enseignés, et de mieux en mieux. Je nous souhaite aussi que la tradition critique continue de se reconstruire, que nous trouvions plus de solutions pour que la vie des livres continue au-delà de leur actuelle brève présence en librairie… il y a beaucoup à faire.

Qu’est-ce qui différencie et rassemble la poésie d’il y a cinquante ans de celle d’aujourd’hui?
Son évolution, sa place, sa portée?
En 1968, il y avait moins de maisons d’édition, moins de lieux de diffusion, mais la poésie était plurielle, et elle l’est tout autant, sinon plus, aujourd’hui. La poésie des Herbes rouges, elle, aussi cohérente que multiple, a pris les nombreuses directions que les poètes de la maison lui ont données. Une chose est sûre, la poésie des Herbes rouges traverse remarquablement l’épreuve du temps. J’invite les lecteurs et les lectrices à se plonger dans les pages de l’anthologie que nous avons publiée cet automne, La poésie des Herbes rouges, pour s’en convaincre.

La poésie fait-elle œuvre utile selon vous? Ou en d’autres mots, à quoi sert-elle?
La poésie n’a pas à servir à quoi que ce soit; c’est un champ de possibilités très large. C’est cette liberté et cette gratuité qui la rendent, paradoxalement, aussi puissante. La littérature est une forme privilégiée de reconfiguration du monde. Nous en aurons toujours besoin. René Lapierre, dans son essai L’atelier vide, appelle ça « ouvrir le réel ».

 

Photo : © Annie Goulet

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