Leméac a 50 ans: L’édition n’est pas un long fleuve tranquille

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C’est en 1957 que le libraire Gérard Tremblay fondait les éditions Leméac à Montréal. Soupçonnait-il que la maison serait toujours là, 50 ans plus tard, forte d’un catalogue monumental — plus de 1500 titres —, qui constitue un pan incontournable du patrimoine littéraire d’ici? Il est probable que non, puisque l’entreprise éditait alors des livres scolaires et que ce n’est que sous l’impulsion d’Yves Dubé, une douzaine d’années plus tard, qu’elle prendra un virage littéraire et théâtral, recrutant les dramaturges Marcel Dubé, Antonine Maillet et Michel Tremblay. L’«épopée» Leméac comporte en elle-même une part certaine de romanesque; Pierre Filion, l’actuel directeur littéraire, nous guide à travers ces cinq décennies d’amour du livre et de leurs auteurs.

Voici une facette de l’histoire qu’on connaît moins: les éditions Leméac sont nées d’un petit réseau de librairies, fondées par Gérard Leméac au début des années 50. Un des chevaux de bataille de ce passionné du livre, c’est la diffusion des titres dans toutes les régions du Québec. À Sept-Îles, à Rouyn-Noranda, les librairies Leméac tenaient boutique et créaient des événements culturels. Les salons du livre d’Abitibi et de la Côte-Nord sont d’ailleurs nés des animations qui se tenaient dans ces librairies. Très vite impliqué au niveau des différents maillons de la chaîne du livre, Gérard Leméac s’indigne des lacunes de l’édition de l’époque (plus de 90% des livres disponibles venaient de l’extérieur du Québec) et se lance dans l’aventure de l’édition scolaire, avec un succès instantané.

Virage théâtral
Lorsque l’énigmatique Yves Dubé rejoint Gérard Leméac, au début des années 60, sa passion pour le théâtre et le roman d’ici provoque un virage éditorial vers ces directions. Son frère, Marcel Dubé, sera le premier dramaturge à publier sous l’étiquette Leméac avec Zone, en 1968, une pièce réaliste, manifeste des changements culturels et politiques de la société québécoise qui levait nombre de tabous. Il est considéré comme le père de la dramaturgie québécoise contemporaine.

Bientôt, c’est le séisme créé par le joual de Michel Tremblay. En 1969, avec l’adaptation de la pièce Lysistrata (du Grec Aristophane), il publie son premier texte chez Leméac, maison qu’il ne quittera plus en 40 ans de publications. «Je suis fidèle, confie le père des Belles-sœurs. Yves Dubé a édité mon théâtre à l’époque et c’est à lui que j’ai proposé mon premier roman, La Grosse Femme d’à côté est enceinte. Leméac était la seule maison d’édition qui avait l’audace de proposer une vraie collection de théâtre, c’était un risque à prendre, on le sait: le théâtre vend peu.» Une autre auteure des débuts est l’indémodable Antonine Maillet, qui était tout sourire lors du cocktail anniversaire de la maison. En 1972, son roman La Sagouine — pièce pour une femme seule est publié avec la collaboration d’un nouveau venu au sein de l’équipe éditoriale, le tout jeune Pierre Filion, qui est devenu depuis un pilier de Leméac. Antonine Maillet remportera sept ans plus tard le Prix Goncourt, en 1979, avec Pélagie-la-Charrette.

L’épreuve du phénix
Au milieu des années 80, les règles du jeu ont changé. Le monde culturel est devenu un monde des affaires impitoyable, et le moindre manque de rigueur comptable est sanctionné. Lorsqu’Yves Dubé quitte le bateau, en 1986, c’est, au niveau financier, une épave qu’il laisse en héritage à Pierre Filion, Lise Bergevin et Jules Brillant. Les auteurs viennent au secours de la maison-mère, les amis, les lecteurs, les politiciens sont appelés à la rescousse. Il faudra définitivement laisser la faillite engloutir les éditions Leméac, racheter et sauver le fonds littéraire, (un million de livres!), mais laisser dériver les librairies, et faire renaître des cendres une structure plus solide, presque homonyme: Leméac Éditeur.

1989 est l’année de l’ouverture sur le monde: «Il fallait que nous conservions notre rôle de développeurs des talents locaux, mais aussi que nous ouvrions largement notre spectre éditorial sur l’étranger. Nous avions à plusieurs reprises rencontré l’équipe des éditions Actes Sud, en France, et avions pu constater les similarités dans notre conception de l’édition, relate Pierre Filion. Lise Bergevin sentait la nécessité pour nous d’éditer aussi des auteurs d’ailleurs. Une entente durable s’est scellée cette année-là avec Actes Sud.» Paul Auster, Nancy Huston, Göran Tunström sont parmi les auteurs qui ont pu bénéficier des ententes de coéditions établies alors. Venues de Roumanie, de France, de Suède, d’Italie, d’Espagne, les plumes étrangères ravivent le catalogue, qui se présente désormais comme un bel amalgame d’ici et d’ailleurs, d’auteurs émergents et établis, tel le discret Jacques Poulin. Parmi les jeunes publiés par Leméac récemment, on songe à Grégory Lemay et son Roman de l’été, au caustique Charles Bolduc ou encore à Patrick Nicol. Trois jeunes écrivains audacieux qui forment la proue d’une relève contemporaine enthousiasmante.

L’œuvre en mouvement
Lorsqu’il parle de son travail, Pierre Filion met l’accent sur un terme qui lui est cher: «l’œuvre». Au-delà du livre, au-delà même de l’auteur comme individu, ce que le directeur éditorial de la maison estime primordial, c’est l’œuvre dans sa durée et son déroulement dans le temps. «Même un excellent auteur comme Michel Tremblay a ses hauts et ses bas, et il faut respecter cela. Ce qui est passionnant, c’est le profil de l’œuvre qui se dégage à travers les créations de l’auteur, c’est le parcours, l’itinéraire qui se déploie. On se concentre malheureusement aujourd’hui trop sur le livre comme produit, mais il faut revenir à quelque chose de plus vrai, à ce qu’est la littérature au fond: un mouvement.»

Et si la collaboration avec Pierre Filion est chère, voire indispensable à plusieurs auteurs, tels Michel Tremblay, qui lui envoie ses écrits dès qu’il a noirci une dizaine de pages, c’est que l’homme refuse l’idée que le directeur littéraire puisse être… directif. «Il faut laisser l’auteur respirer, prendre son temps. L’éditeur ne doit pas dire quoi faire, quoi écrire, mais plutôt amener l’auteur à prendre conscience lui-même de la direction vers laquelle il veut orienter son œuvre, et l’aider à identifier les meilleurs moyens
d’atteindre ses objectifs.» Et par delà les tempêtes que Leméac éditeur a traversées, on perçoit qu’un des principes régisseur de la maison, ce qui est en fait son ciment et qui garantit sa pérennité, c’est l’amitié.

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